Parce que c’était lui (Benoît Mernier), parce que c’était elle (La Dispute). Parce qu’il fallait le plus fin des compositeurs pour mettre en musique ce Marivaux « expérimental » à plus d’un titre – revu et adapté par Joël Lauwers et Ursel Herrmann.
Qui de l’homme ou de la femme est à l’origine de la première infidélité ? Pour répondre à cette question, les dieux Amour ( « ancien Régime », attaché à un romantisme courtois) et Cupidon (libéral, favorable à la satisfaction des sens) montent une expérience sous les yeux du Prince et d’Hermiane, fiancés au bord de la séparation. Pour ce faire, ils mettent ensemble quatre jeunes gens qu’ils ont élevés séparément (Eglé, Azor, Adine et Mesrin) et jusque-là vierges du monde extérieur (ils ne connaissent que leurs éducateurs, sous les noms de Carise et Mesrou). Les couples se forment, se déforment et se disputent au fur et à mesure que les cobayes découvrent leur Autre et les « autres personnes ».
Entre opéra, mélodrame et théâtre, l’œuvre mélange parole et chant(s) – en passant par le silence – avec une efficacité allant croissant au fil des scènes. Seul inconvénient, l’usage de micros pose, ça et là, quelques problèmes (techniques) de réverbérations et de fluidité du discours. Musicalement, les fantômes de Monteverdi, Byrd, Couperin, Wagner, Berg, (Zemlinsky ?), Debussy et Boesmans planent sur cette partition pourtant très… personnelle. Mernier ne bouscule pas. Sa plume assurée tisse la pièce telle la plus raffinée des dentelles, au gré de son interprétation du texte et de sa sensibilité pudique.
La connivence entre le compositeur et les polyvalents metteurs en scène (l’une est co-librettiste tandis que l’autre conçoit éclairages et costumes) ajoute à la totale réussite de l’ensemble. Dans un bosquet dont la seule issue visuelle possible est une porte tournante (menant au « Grand amour »), Ursel et Karl-Ernst Herrmann jouent sur le plan serré pour appuyer la mise en abyme – le spectateur observe le Prince et Hermiane observer les jeunes à leur insu (dans un cube de néon léger et immatériel tenant lieu de vivarium). Avec intelligence et précision, ils mêlent humour, tendresse, cynisme et analyse psychologique, sans oublier l’attirance physique sous diverses formes.
Remarquables de présence scénique et vocale, Stéphane Degout et Stéphanie d’Oustrac campent respectivement un Prince élégant dans la cruauté et une Hermiane qui, plus encore que son partenaire, « remplit » le rôle jusque dans ses silences. Leur duo alla Byrd et Couperin (scène VIII) atteint un degré de sensualité inouï ! Admirablement caractérisés, les jeunes « cobayes » font tous belle impression. Mention spéciale à Julie Mathevet, Eglé naïve et émerveillée d’elle-même, dont les talents d’actrices font souffler un indispensable vent de fraîcheur juvénile sur la pièce. Cyrille Dubois défend à merveille un Azor lunaire tandis que Guillaume Andrieux endosse le costume de Mesrin avec aisance et souplesse. On eût éventuellement aimé une Adine un rien plus peste de la part d’Albane Carrère mais sa querelle avec Eglé est un petit chef d’œuvre d’interprétation – et d’écriture. Le rôle d’Amour /Carise appartient définitivement à Dominique Visse, aussi exceptionnel dans l’excentricité que dans la lutte sincère contre Cupidon/Mesrou, véritable manipulateur de l’histoire – un rôle parlé admirablement tenu par la comédienne néerlandophone Katelijne Verbeke.
Les trente-cinq musiciens de l’Orchestre de La Monnaie déploient avec savoir-faire la luxuriante trame instrumentale dont Mernier illumine sa partition, kaléidoscopique. Le coloriste Patrick Davin sait quand (et surtout comment) reprendre la main lorsque la musique rompt le silence ou le dialogue non accompagné – le principal risque d’un tel procédé étant de tomber comme un cheveux sur la soupe. Une fois n’est pas coutume, saluons l’idée (géniale) des responsables du programme de salle de proposer, en exergue, une reproduction du cahier de notes de Mernier. On ne pénètre pas tous les jours dans l’atelier d’un grand artiste…