De toutes les œuvres en acte qui précèdent les grands triomphes de la carrière d’Offenbach, Mesdames de la halle est une de celles qui ont le plus d’atouts pour survivre de nos jours. Au trio de chanteurs travestis, source éternelle de comique plus ou moins fin, s’ajoutent un livret qui ridiculise les conventions du mélodrame (Ciboulette, enfant illégitime enlevée à trois mois, retrouve inopinément père et mère), et surtout une partition étincelante, où le compositeur pratique tous les styles dont il était le maître : chœur initial dans la vieille tradition des cris de Paris (« Achetez nos légumes et nos fruits »), air emblématique et entraînant (« Vive ces beautés sans égales, Vive les dames de la halle »), pastiche baroque (la sérénade à la lune), duetto amoureux d’opéra-comique, et une extraordinaire parodie de grand ensemble à la Meyerbeer, que la récente et fort opportune reprise des Huguenots à Bruxelles et à Strasbourg nous permet de mieux savourer que jamais.
A chaque époque sa nostalgie : si le XVIIIe siècle fascinait le Second Empire (le livret situe l’action vers le milieu des années 1780, sur le marché des Innocents), notre XXIe siècle naissant aime lui aussi à remonter un bon demi-siècle en arrière, et c’est dans les années 1960 que Jean Lacornerie situe sa mise en scène, du temps où les Pavillons Baltard connaissaient leurs derniers beaux jours avant d’être impitoyablement rasés. C’est aussi ce prétexte qui justifie l’ajout d’un prologue confié à la piquante Sophie Lenoir et au toujours brillant Jacques Verzier, décidément abonné à Offenbach à Lyon (on avait pu le voir en 1991 dans La Vie parisienne et en 1993 dans Des contes d’Hoffmann). Ces deux comédiens-chanteurs (sonorisés) déclament sur un ton délicieusement parodique un texte du XIXe siècle détaillant l’organisation des alors nouvelles Halles de Paris, entrelardé de chansons évoquant le quartier et ses personnages pittoresques. Cette introduction se termine sur un florilège en hommage aux légumes : « Est-ce que les artichauts froids sont meilleurs que chauds », grand succès de Milton, « Ah les petits pois », le tube de Dranem, et l’ineffable « Hymne à l’asperge ».
Si en 1979, Salle Favart, Robert Dhéry avait choisi une approche plutôt réaliste, Jean Lacornerie opte, lui, pour toute une série de clins d’œil à l’univers du music-hall : jonglage, pantomime, ombres chinoises, tours de magie, défilés sortis d’une revue aux Folies-Bergères (extraordinaires costumes de Robin Chemin), le tout dans un décor composé de palettes et de cageots, dont l’orchestre occupe toute la moitié gauche. Jean-Paul Fouchécourt, directeur artistique du Studio de l’Opéra de Lyon depuis 2011, mène les jeunes chanteurs dudit Studio et les élèves musiciens du Conservatoire avec précision et esprit, mais pas toujours avec tout l’entrain qu’on aimerait entendre dans cette musique. Le clou de la partition, « Vive les dames de la halle », devrait emporter les spectateurs dans son tourbillon (sur la scène de l’Opéra-Comique, Jean-Philippe Lafont, Michel Trempont et Michel Hamel dansait le cancan sur le finale), mais ce n’est pas tout à fait le cas ici.
Peut-être le problème vient-il aussi de ce que cet air est interprété par le point faible de la distribution, le ténor portugais Rui Dos Santos. Malgré sa prestance – le treillis camouflage lui sied à ravir –, la voix manque d’éclat, et son manque d’aisance en français ne lui permet pas de donner toute leur vigueur aux mots, si importants dans ce répertoire, et toute la dynamique de la musique en pâtit. Cela vaut également pour son interprétation de « Vous êtes la lune », air pseudo-lullyste auquel un Charles Burles savait jadis donner tout son parfum d’exquise parodie. Peut-être est-ce également à cause de cet unique non-francophone dans la distribution que le parti curieux a été adopté de faire dire (avec une gouaille très cocasse, il faut le reconnaître) presque tous les dialogues par les deux comédiens susnommés, au lieu de laisser les chanteurs les jouer, ce dont ils s’avèrent parfaitement capables dès qu’on leur en laisse l’occasion, hélas seulement vers la fin du spectacle. Affublées de fichus et de robes-tabliers – qu’elles troquent parfois pour de coquines tenues plus extravagantes et plus déshabillées –, les trois « dames », Jérémy Duffau, Ronan Debois et Philippe-Nicolas Martin ne manquent ni de voix ni d’abattage. C’est un régal que d’entendre le rôle du cuisinier Croûte-au-Pot restitué à une voix féminine, comme Offenbach l’a voulu, d’autant que le très beau timbre de mezzo d’Elise Becker se marie idéalement avec celui de Jeanne Crousaud, même si pour ces deux jeunes chanteuses, la diction serait encore perfectible. Ahlima Mhamdi a peu à chanter, mais le chante bien. Jacques Verzier revient dans les ensembles pour interpréter le rôle du Commissaire, tandis que Sophie Lenoir danse vêtue d’un inénarrable « truc en poireaux » (et non en plumes). Voilà un spectacle réussi et des plus réjouissants, hormis quelques détails faciles à corriger lors d’une reprise qui s’impose dans les théâtres de France et de Navarre.