Créée en 2014 à Tours, cette production de Cosi fan tutte a reçu en ce dimanche après-midi un accueil très chaleureux de la part du public de l’opéra toulonnais. Sera-t-on traité de pisse-vinaigre, si l’on exprime quelques réticences ? Le maître d’œuvre du spectacle semble être le dramaturge Bernard Pico, qui expose ses intentions dans une note en tête du programme. Il a choisi de transposer le cadre dans une grande maison familiale au bord du lac de Côme. Pourquoi ? Il ne l’explique pas. Da Ponte avait d’abord choisi Trieste comme cadre, mais en définitive c’est à Naples qu’est censée se dérouler cette comédie. Quelle nécessité y avait-il de modifier les données approuvées et peut-être voulues par Mozart ? Bernard Pico convoque Lacan pour définir l’amour ; que n’a-t-il pensé à Freud et au relâchement du surmoi qui accompagne l’éloignement du milieu originel ? Les deux sœurs ont quitté Ferrare, aspirées vers la ville qui fascine toute l’Europe, et sont dans les conditions idéales pour succomber aux tentations et oublier les interdits.
Mais à raisonner ainsi ne sommes-nous pas en train de tomber dans le piège où le dramaturge et le metteur en scène Gilles Bouillon se sont pris d’abord ? Ils ont cherché ensemble à donner vie à leur parti-pris pour rendre réaliste une intrigue qui ne l’est pas. L’ouverture en est la première victime : la musique expose lumineusement, dans les dessins mélodiques, les rythmes, les timbres, les tonalités, les associations, les contrastes, tout le projet de l’œuvre. Encore faudrait-il pouvoir l’écouter avec l’attention la plus éveillée. Or l’œil est sans cesse sollicité : une grande pièce, haute de plafond, avec une véranda donnant sur l’extérieur, une corniche au plafond, des murs tapissés et d’autres nus, c’est le décor signé Nathalie Holt et conforme aux vœux du dramaturge, une maison de maître abîmée par la dernière guerre, puisque la transposition temporelle, qui repose aussi sur les costumes de Marc Anselmi – pantalons corsaires et serre-cheveux pour les femmes – évoque la fin des années cinquante du siècle dernier. A part une bibliothèque encastrée, peu de meubles mais un billard central, où deux jeunes gens disputent une partie, tandis qu’un homme plus âgé les observe, un verre à la main, et que deux domestiques mâles préposés au service des boissons rivalisent d’immobilité. Pourquoi pas ? Mais pourquoi ? Car l’ouverture finie, Ferrando d’abord puis Guglielmo protestent de la fidélité absolue de leurs belles. Or il est clair qu’ils répondent ainsi à un dit qui a précédé le début de la scène. Ici, ils semblent se mettre en mouvement sans que l’on comprenne quelle mouche les a piqués. Quant au choix du billard, qu’on excuse notre hypothèse, il semble avoir surtout pour but de permettre aux jeunes gens de menacer de leurs queues Don Alfonso d’abord, Fiordiligi et Dorabella ensuite lors de la « découverte » de leur trahison. La finesse nous semble un peu grosse, car même si sa correspondance a prouvé que Mozart n’était pas prude, il n’était leste que dans l’intimité. Une autre énigme pour nous est la présence sous le billard des deux garçons dans la scène suivante, celle où les deux oiselles échangent leurs confidences et semblent éprouver, malgré leurs tempéraments différents, la même agitation sensuelle. Si ce choix de mise en scène apporte quelque chose à la situation, avouons que cela nous échappe ! Tout comme a dû échapper, à beaucoup de spectateurs, le cœur dessiné par les bouquets déposés par le chœur au deuxième acte, idée d’une grande fadeur et vouée au néant presque aussitôt sous les doigts pressés d’une préposée au ramassage. Seule la direction d’acteurs nous a semblé non seulement très pertinente mais encore très ingénieuse puisqu’elle vient au secours d’une interprète dans un passage scabreux, les secousses qui lui sont alors infligées justifiant d’avance les éventuelles aspérités du chant !
A Tours, Christophe Rizoud avait aimé le travail d’une équipe. Celle de Toulon, entièrement différente à l’exception d’Alexandre Duhamel, n’a pas la même cohésion. le baryton se taille la part du lion en campant un Guglielmo aussi généreux vocalement qu’exubérant scéniquement, aux limites d’un cabotinage en rupture avec la continuité dramatique – le salut à la fin de l’air Donne mie donné sur le théâtre intérieur – mais en plein accord avec la veine théâtrale napolitaine. Le ténor Leonardo Ferrando, que nous ne connaissions pas, se sent-il proche de Ferrando ? Il démontre en tout cas une juste sensibilité d’acteur et de chanteur, et si le timbre n’est pas de ceux qui captivent la voix est bien conduite et la musicalité indéniable. Riccardo Novaro enfin est un Don Alfonso à l’autorité sobre qui ne doute jamais de lui et de sa réussite ; un peu d’exubérance supplémentaire ne gâterait rien et donnerait davantage de relief au personnage. Celle qui croît naïvement être son égale, l’entreprenante Despina, reçoit d’Anna Kasyan une énergie vitale qui ôte au personnage toute l’amertume dont il est parfois chargé. Cette force de la nature – nous allions oublier que Bernard Pico en fait une cousine des deux sœurs, et non plus leur domestique – est-elle Despina ou Anna Kasyan ? Celle-ci semble avoir du mal à s’effacer derrière celle-là, si nous interprétons correctement certains débordements de la ligne vocale destinés à en démontrer l’étendue et l’éclat. Si bien que les deux sœurs en pâlissent…La chanteuse étant annoncée souffrante, la Dorabella de Marie Gautrot manque vocalement de sensualité et le timbre paraît tristement anonyme. Quant à la Fiordiligi de Marie-Adeline Henry, nous avions gardé un mauvais souvenir de celle de Toulouse en 2011, tant les limites dans l’aigu étaient flagrantes. Aujourd’hui la voix n’a pas changé, mais l’interprète est nettement plus habile à résoudre les difficultés, en effleurant les notes problématiques ou en les émettant de façon plus contrôlée, ce qui supprime les stridences sans dissimuler la tension. On ne peut s’empêcher de se demander si elle doit persévérer dans ce type de rôle, quand le centre et les graves de sa voix sont si sonores que sa consoeur mezzosoprano en pâtit. D’autant que son engagement scénique, déjà plein et entier, n’aurait rien à y perdre ! Un dernier mot pour mentionner le chœur, beaucoup mis à contribution sur le plan scénique, dont les courtes interventions sont fort soignées.
Dans la fosse, Darrell Ang donne l’impulsion dès les premières mesures, secondé par un orchestre charnu sans lourdeur, léger sans mièvrerie, volubile à souhait, discrètement moqueur, et d’une précision remarquable. Léger regret, la discrétion du continuo, certes préférable à une présence envahissante mais qui nous a semblé par instants trop timide. Lauréat du cinquantième concours de Besançon, ce jeune chef indonésien est manifestement doué pour diriger l’opéra. Ainsi, ce Cosi, à la différence de celui de Tours, a été dominé par des individualités. Quant aux révisions effectuées par la dramaturgie, qu’en reste-t-il ? Le plaisir du changement ? Ou le sentiment de l’insignifiance ?