Après un Enlèvement au sérail transposé en Palestine en 1919, le Festival d’Aix-en-Provence poursuit dans la veine des Mozart propulsés en un XXe siècle historiquement et géographiquement situé, avec un Così fan tutte se déroulant en 1938 en Erythrée. A cette différence près que, là où Martin Kušej avait raté son coup en 2015, le pari est cette fois gagné. Il faut dire que Christophe Honoré a mûrement réfléchi au projet et que son choix s’avère à la fois plus audacieux, car plus éloigné des données du livret, et plus convaincant, car apte à rendre finalement acceptable certaines des invraisemblances que s’est autorisées Da Ponte. Dans les productions habituelles, le déguisement des deux garçons n’est jamais crédible ? Cette fois, ils sont véritablement méconnaissables, car ils reviennent en ayant non pas simplement changé de tenue ou d’allure, mais même de couleur de peau. En effet, l’intérêt d’un Così dans une colonie italienne d’Afrique est d’inclure tout ce racisme ordinaire d’avant-guerre que résume le slogan publicitaire d’une certaine boisson chocolatée à la banane qui accompagnait jadis le visage souriant d’un tirailleur sénégalais. Sauf qu’ici, les tirailleurs sont érythréens, et qu’on se croirait plutôt dans l’univers poisseux de Coup de torchon de Bertrand Tavernier. Il y a les colons, dont la présence militaire justifie aussi l’envoi de Ferrando et Guglielmo « al campo di battaglia », et il y a les « indigènes » qu’on utilise comme des objets, sexuels ou non, qu’on exploite, qu’on tabasse (« Noi siam fascisti, e amiam la disciplina », pourraient dire nos soldats) ou qu’on culbute à un coin de rue, puisque ces messieurs n’ont rien contre l’idée de tirer un coup rapide avec une négresse. Et quand Don Alfonso, épave semi-alcoolique, invente le stratagème qui est au cœur du livret, les deux Ferraraises sont horrifiées qu’on leur jette deux moricauds dans les bras. Il faudra pour les convaincre de changer d’avis tout le zèle d’une Despina à qui l’on a curieusement coupé les quelques répliques de son entrée (la voir battre le chocolat et maudire l’état de domestique aurait-il gêné le concept du metteur en scène ?), devenue moins servante que déclassée qui ne dédaigne pas, elle, de fraterniser avec la population locale. Et d’ailleurs, coucher avec les « Albanais », ce n’est sans doute pas tromper, puisque ce ne sont que des nègres.
En tout cas, la transposition fonctionne, grâce à un jeu d’acteur impitoyablement réglé, dans ce décor qui se retourne au second acte pour révéler l’intérieur de la grande bâtisse devant laquelle s’est déroulé tout le premier, et sur les murs de laquelle les demoiselles inconsolables avaient placardé le portrait de leur amant, sous la protection de Pie XI et du Duce réunis. Là où l’on attendait Christophe Honoré au tournant, c’est pour la composante que n’incluaient pas les deux autres opéras dont il avait précédemment assuré la mise en scène : l’humour. On craint d’abord que l’élément giocoso ne passe à la trappe (de fait, « Smanie implacabili » semble quasiment pris au premier degré), mais le final du premier acte dément cette impression, en proposant une salve de gags correspondant bien à l’atmosphère qui règne encore alors. Après l’entracte, l’humeur est plus sombre, comme il se doit, même si le public s’amuse encore des déconvenues des deux jeunes coqs, et le spectacle surmonte habilement l’obstacle que constitue souvent la construction dramatique moins ferme du deuxième acte.
N. di Pierro, L. Ruiten, R. Gilfry, K. Lindsey, J. Prieto ©Pascal Victor / Artcomart
Musicalement, on doit à Louis Langrée une très vive interprétation de l’œuvre. Direction nerveuse, qui oblige les excellents instrumentistes du Freiburger Barockorchester (avec vents et percussions très sonores) à constamment aller de l’avant, avec des tempos toujours rapides – même là où d’autres chefs optent pour des rythmes très étalés, comme pour « Di scrivermi ogni giorno » –, voire ultra-rapides : « Una bella serenata » démarre sur les chapeaux de roue et doit vite revenir à une allure plus raisonnable car les chanteurs ne sont pas tout à fait prêts à aller à ce train d’enfer. Parfaitement en situation, les douze chanteurs du chœur de l’Opéra du Cap semblent eux aussi soucieux parfois d’adopter un tempo plus modéré.
Parmi les six solistes, le Ferrando de Joel Prieto est le seul qui déçoive, à cause d’un chant qui trahit un peu trop l’effort, là où l’on aimerait qu’ « Un aura amorosa » soit au contraire d’une aisance suprême, portée par un souffle infini. Soudard aux mains baladeuses, Nahuel di Pierro a les graves nourris que la partition semble exiger pour Guglielmo, dont la ligne est notée en dessous de toutes les autres. Gugliemo au Châtelet il y a un quart de siècle, du temps où il se prénommait encore Rodney, et Don Giovanni en bout de course tel que l’avait voulu ici-même Dmitri Tcherniakov en 2013, Rod Gilfry est désormais un Alfonso sarcastique, belle composition théâtrale qui tire aussi profit parfois de l’usure de la voix (sur ce plan, rien de comparable pourtant au Ruggero Raimondi de 2005). Du côté des dames, le bonheur est plus incontestable. En grande voix, et scéniquement bien plus à l’aise qu’en Tytania l’an dernier, Sandrine Piau prouve une fois encore de quoi elle est capable dans les rôles comiques : inénarrable en « médecin », ici une religieuse déjantée, elle brille dans les diverses facettes d’un personnage qui n’a rien d’univoque. Kate Lindsey semble elle aussi gagner à délaisser un moment les rôles mozartiens travestis : loin de toute froideur, sa Dorabella se plie parfaitement aux intentions de Christophe Honoré, avec une énergie qui force l’admiration (dans la scène du mariage, le personnage est manifestement ivre). Face à sa Suzanne versaillaise, nous nous étions demandé comment Lenneke Ruiten négocierait le passage à Fiordiligi : inquiétude superflue, car c’est une incarnation tout à fait réussie que présente la soprano néerlandaise, avec de magnifiques graves, indispensables pour le rôle, et une verve juvénile et piquante plus inattendue, qui arrache l’héroïne à toute placidité. Dans une œuvre aux ensembles aussi nombreux, on se réjouit surtout d’entendre non pas une mosaïque d’individualités, mais un véritable ensemble, dont le travail d’équipe est une des clefs de ce Così réussi : Y’a bon, comme disait Banania.
N.B. : Le spectacle sera retransmis en direct sur France Musique le 5 juillet à 21h30 et en (quasi) direct sur Arte le 8 juillet à 22h40. On pourra également le voir sur scène en août dans le cadre du Festival d’Edimbourg.