C’est au son du mouvement lent de la 9e symphonie de Beethoven et devant la grande salle vide aux fauteuils bleus du nouveau théâtre de Florence, qu’Alexander Pereira, son surintendant comme on dit en Italie, nous accueille, non sans une nervosité très perceptible et très compréhensible. Moins ambitieuse que le récent grand zapping du Metropolitan (voir notre compte-rendu) Cette soirée a été imaginée pour conjurer, en quelque sorte, le triste spectacle d’une salle vide, pourtant bien visible derrière A. Pereira durant tout la soirée.
Bien sûr, le surintendant a prévenu : il y aurait sans doutes des imprévus. Ils n’ont pas manqué. Le son souvent précaire, les décalages, les difficultés pour joindre tel ou tel, les conversations parasites, jusqu’aux éternuements du surintendant, ont émaillé la soirée, suscitant souvent l’embarras. Les situations les plus cocasses ont trouvé leur point d’orgue avec Diana Damrau que Pereira n’entendait pas et qui était pourtant bien audible, jusque dans l’expression de son incompréhension. Ou encore dans un problème de retour avec Francesco Meli qui a conduit le pauvre surintendant à raconter laborieusement une blague pour gagner du temps, sans parler de l’enregistrement des chants d’oiseaux que le surintendant entend près de chez lui chaque matin. Che importa ? comme diraient les Florentins. On peut en rire et la plupart de ces incidents – si l’on met de côté les présentations terriblement laborieuses et hésitantes d’Alexander Pereira, gêné dans son italien et sans doute par le stress- n’ont pas empêché l’émotion d’être au rendez vous et avec elle près de 30 artistes. C’était bien la seule chose qui comptait et les problèmes techniques de ces quelques 2h30 de concert virtuel n’ont pas altéré le témoignage d’affection qu’ont porté les artistes.
Certains avaient pré-enregistré leur contribution, d’autres étaient en direct. Tous ont adressé à leur façon, souvent avec pudeur, un message d’espoir et d’amitié à l’Italie, à Florence et à l’art lyrique.
Alexander Pereira a d’ailleurs profité de l’occasion pour rappeler ou donner un aperçu des prochains rendez vous musicaux florentins, qui ne manqueront ni d’audace (Le rare Siberia de Giordano avec Sonya Yoncheva), ni d’attraits (en commençant par le premier Iago de Ludovic Tézier dans un Otello que dirigera Zubin Mehta à l’automne, ou encore Cosi fan tutte avec Hampson en Don Alfonso ou Adriana Lecouvreur avec Maria José Siri). Mehta qui justement ouvre la soirée en disant sa frustration d’avoir dû repousser à l’automne cette production d’Otello et l’intégrale des symphonies de Beethoven. Comme lui, à la fin de la soirée, sur fond d’un air enregistré 30 ans auparavant, Leo Nucci rendra hommage à la ville de Florence, où il a étudié et d’où il est en partie originaire.
Le Toscan Puccini aura été le grand gagnant des compositeurs de la soirée, six chanteurs l’ayant choisi. Krassimira Stoyanova interprète ainsi un Salve Regina et la romance de jeunesse Sole e amore, tout comme une rayonnante Sonya Yoncheva, en coup de vent, un peu plus tard. Piero Pretti se lance dans un sonore « Che gelida manina » et Francesco Meli lui fait écho devant son impressionnante discothèque avec « Recondita armonia », s’accompagnant lui-même au piano. Rosa Feola emporte les cœurs avec un remarquable « O mio Babbino caro », cher aux Florentins, tandis que Fabio Sartori clôture la soirée avec un tonitruant mais réussi « Nessun dorma » de Turandot.
La bonne humeur était aussi au rendez-vous, avec le Dulcamara d’Ambrogio Maestri, qui harangue les rustici sa petite fiole d’élixir à la main, accompagné par le chef d’orchestre Marco Armiliato au piano. Depuis Zurich, Thomas Hampson est tout fier de nous présenter le grand salon du fameux hôtel Baur au lac où le 1er acte de la Walkyrie a été créé avec Liszt au piano – qui pouvait bien faire tout un orchestre- et…. Wagner en interprète. Le baryton américain chante quant à lui une chanson traditionnelle de son pays, un peu mélancolique, qu’un son très médiocre – ou un micro trop proche- empêche de savourer et même de distinguer. Luca PIsaroni ne se contente pas de chanter fort bien Figaro dans le célèbre « Non più andrai », il le joue sans pouvoir tenir en place. Une fois le quiproquo digne d’un Tex Avery avec Diana Damrau passé, celle-ci interprète fort joliment une chanson allemande que l’on nous pardonnera de ne pas avoir reconnu. Autre moment fort de la soirée, depuis leur domicile espagnol, l’extraordinaire et endiablé duo Saioa Hernández – Francesco Pio Galasso, tiré de la zarzuela El gato montés de Manuel Penella, auquel leur chien lui-même n’est pas insensible.
Beaucoup de participants ont mis l’accent sur l’émotion, l’espoir, l’énergie dont nous avons tous besoin aujourd’hui, quitte à choisir des chansons plutôt que des airs d’opéras. Nicola Alaimo, qui sera Michonnet dans la production d’Adriana Lecouvreur, ne ménage pas son piano lorsqu’il interprète de toute son âme la chanson Granada. Mikhail Petrenko impressionne lui aussi avec une chanson populaire russe, Utushka, pleine de vigueur et de détermination.
Maria José Siri donne un premier aperçu remarquable de l’Adriana Lecouvreur qu’elle incarnera en 2021, dans « Ecco, respiro appena ». C’est avec une grande douceur, mais sans trainer, que Sara Mingardo interprète « Folle è ben che si crede » de Tarquinio Merula et que Cecilia Bartoli fait une petite place à Vincenzo Bellini avec « Vaga luna, che inargenti », au milieu des fleurs. Les trois chanteuses s’accompagnent d’ailleurs elles-mêmes au piano.
Dans une pièce plutôt dédiée à Verdi (pas moins de trois portraits et un buste du maître, et une affiche d’I due Foscari à la Scala), Anna Pirozzi interprète une impressionnante Wally (« Ebben, ne andrò lontana »), tandis que depuis Kiev où il est près de nous présenter tous les membres de l’académie Tchaikovsky où il se trouve, Vittorio Grigolo laisse perler une « Furtiva lagrima » un peu extravertie, non sans avoir rappelé qu’il s’agissait d’un air d’espoir et d’amour et pas du tout d’un lamento larmoyant.
Emotion encore avec Michele Pertusi, qui choisit lui aussi une chanson populaire de Luigi Denza – l’auteur du fameux Funiculi funicula – « Vieni » et Luca Salsi, qui interprète un Rigoletto éperdu, presque à bout de souffle (« Cortigiani, vil razza dannata »). Emotion toujours avec un merveilleux duo entre Ludovic Tézier en comte Almaviva et son épouse Cassandre Berthon en Susanna, « Crudele,perché finora », à l’occasion duquel le grand baryton adresse aux Italiens un message de soutien et d’amitié plein de la chaleur et de la simplicité qu’on lui connaît.
Mais il faut dire que le moment le plus admirable nous est venu de Lisette Oropesa qui, depuis son domicile de Baton-Rouge aux Etats-Unis, a choisi d’interpréter a capella une chanson du saule. Pas du tout celle de Verdi ni celle de Rossini, mais celle de la Ballad of Baby Doe de Douglas Moore. Un moment d’enchantement, aidé par l’une des meilleures captations de la soirée, pré-enregistrée.
Messages d’amour au chant, à l’Italie, et à Florence, il fallait bien donner le dernier mot à Eva Mei qui a choisi la chanson emblématique de cette ville merveilleuse, « La porti un bacione a Firenze » d’Odoardo Spadaro. Et comment qu’on le lui portera !