Il suffisait de se rendre sur les Champs-Elysées ou d’allumer la télévision, ce 11 novembre 2018, pour mesurer le rôle donné à la musique lors du centenaire de l’armistice de la Première Guerre Mondiale. Sous l’Arc de Triomphe, à midi, Yo Yo Ma dans Bach et l’Orchestre des Jeunes de l’Union Européenne, dirigé par Vasily Petrenko, dans le Boléro de Ravel. A Versailles quelques heures plus tard, le Philharmonique de Vienne, le Chœur de Radio-France, Franz Welser-Möst et une poignée de prestigieux solistes.
Peut-on faire un compte-rendu normal d’un événement qui ne ressemble en rien à un concert normal ? Rien, ici, ne ressemble à ce que le mélomane a l’habitude de voir. Pour les besoins de la retransmission télévisée, sur France 5 et dans une soixantaine de pays, toutes les œuvres sont séparées par des pauses d’environ trois minutes. Sur l’une de ces pauses, les élèves de la Promotion Georges-Clémenceau de l’ENA, conviés ici pour fêter la fin de leur scolarité, sont priés d’évacuer la corbeille au pas de charge et de laisser place aux compagnes et conjoints des chefs d’Etat tout juste sortis de leur déjeuner. Melania Trump s’échappe après le Concerto de Ravel, et provoque un jeu de chaises musicales destiné à ne pas laisser de fauteuil vide à côté de Brigitte Macron. C’est presque avec surprise que l’on entend, parfois, de timides bravo saluer les artistes et faire se retourner les visages en direction de la scène.
Il n’est pas jusqu’au programme qui n’ait rompu avec les habitudes. Comme souvent en pareilles occasions, beaucoup d’extraits, mais pas que. Et comme trop peu souvent en pareilles occasions, plusieurs pièces rares, agencées, surtout, pour épouser la circonstance commémorative de ce jour. « Prologue – Dévastation – Espoir – Contemplation » : ces quatre mots veulent être le fil d’Ariane du parcours, et structurer la mémoire. Après une Ouverture de La Flûte Enchantée, qui semble nous regarder depuis un monde où Böhm et Klemperer seraient toujours la source à laquelle vont s’abreuver les interprètes de Mozart, les « Sirènes » des Nocturnes de Debussy permettent au chœur de femmes de Radio France d’éteindre les Lumières en faisant entendre, sous la séduction et la ductilité des timbres, de sourdes menaces. Pièce introductive des Planètes de Gustav Holst, « Mars » déboule dans l’écrin de l’Opéra Royal comme un char d’assaut dans une dînette. L’artillerie lourde attaque le Petit Trianon. Wagner aurait pu perpétuer cette veine : c’est au contraire le contraste avec une Mort de Siegfried incroyablement lyrique, douce et presque soulagée, qui frappe un auditoire recueilli (et vient heureusement contredire le sempiternel rapprochement entre Wagner et le nationalisme allemand que Benoît Duteurtre, nous dit-on, n’a pas hésité à brandir dans ses commentaires lus par Claire Chazal pour la télévision).
Dans le Concerto commandé à Ravel par un Paul Wittgenstein revenu sans son bras droit des tranchées, Yuja Wang fascine : sa seule main gauche vaut bien les dix doigts de plusieurs virtuoses réunis, et elle pourrait s’en contenter. Elle préfère, comme à l’accoutumée, rechercher partout clarté, lisibilité, justesse, et ajouter à ses moyens de prodige un subtil art de styliste.
Comme Ravel, Vaughan Williams a combattu pendant la Première Guerre Mondiale ; il en a ramené une surdité qui s’est aggravée au fil de sa vie. Composé en 1914 et incorporé plus tard à sa cantate Dona Nobis Pacem, « Dirge for two veterans » est un chant funèbre de belle allure, aux exubérances chorales tournées vers les grandes fresques de la musique russe. Le chœur de Radio-France y trouve une intensité sans emphase, que l’on retrouve intacte dans l’ « Agnus Dei » de la Missa Solmenis donné juste après. Dans cette longue page, que Beethoven, malgré la tortueuse progression du si mineur vers le ré majeur, ne départit jamais de son austérité, les voix savent trouver la lumière intérieure qui anime, presque insensiblement, le « dona nobis pacem ». Cela vaut, bien sûr, pour les solistes. Malgré un temps de répétition limité, ils convainquent tous, à commencer par Ryan Speedo-Green et Ekaterina Gubanova : le premier, jeune colosse à peine trentenaire, s’élance avec la foi d’une Vox Christi et un timbre de Roi Marke, quand la deuxième dessine, du pourpre de sa voix puissamment émise, une figure de Mater Dolorosa dont le juvénile Daniel Behle fait un parfait contrepoint. Quant à Elsa Dreisig, elle confirme, par la conduite très musicienne de sa voix comme par la délicatesse jamais empruntée de ses phrasés, que les espoirs placés en elle par la planète lyrique peuvent continuer de grandir. Tout cela eût fait un final plein de solennité, mais l’idée de terminer avec l’Unanswered Question de Charles Ives est plus belle encore : cette courte pièce, où les bois et la trompette se disputent tandis que les cordes poursuivent, imperturbables, un motif évanescent, semble contenir toutes les prophétiques de l’Armistice de 1918. « La paix de Versailles contenait déjà en elle la Seconde Guerre Mondiale », jugeait Ernst Jünger en 1951. Si la musique, à défaut de sauver le monde, peut éclairer l’Histoire, le Concert de la Paix était aussi beau que nécessaire. Pris dans l’émotion générale, même Franz Welser-Möst s’est laissé aller à sourire !