Avant les versions scéniques du Viaggio a Reims et d’Adelaide di Borgogna le festival de Bad Wildbad propose un hommage au ténor Adolphe Nourrit, entré par sa fin tragique à seulement trente-sept ans au panthéon du romantisme. Quelle était sa voix ? Si les rôles qu’il a assumés permettent de la définir, nous ne l’entendrons jamais, à moins de faire tourner les tables, mais ses contemporains s’accordaient pour en célébrer la souplesse, l’étendue et le brillant. Qualités que Michael Spyres n’a plus à démontrer. Ce fidèle du Festival de Bad Wildbad y présente en deux concerts des airs interprétés par le créateur du rôle d’Arnold. Donné dans le cadre fraîchement rénové du Königliches Kurtheater où se presse une assistance internationale composée d’habitués et de passionnés.
Le premier concert fait légitimement la part belle à Rossini. Sans préambule, le ténor entre en scène avec David Perry, le chef d’orchestre bien connu, salue l’ensemble des Virtuosi Brunenses et se jette à l’eau avec l’air d’Ory « Que les destins prospères ». L’œil pétille, les intentions sont là, mais l’émission n’est pas aussi libre qu’on l’aimerait. Se pourrait-il que le choix de grasseyer les r y soit pour quelque chose ? Manifestement Michael Spyres excelle toujours dans la prononciation des nasales mais ne démontre pas ici la belle maîtrise du français que nous lui connaissons. Cela n’a pas d’incidence sur l’insolente projection des aigus dans les sauts destinés par Rossini à son capricieux personnage, mais on se demande si quelque répétition n’a pas manqué car, sauf erreur, Ory ne fait pas encore partie du répertoire du ténor. En revanche il a déjà chanté en scène Raoul des Huguenots dont il a choisi la célèbre romance « Plus blanche que la blanche hermine ». Est-ce le contraste entre les deux types de musique ? Est-ce le choix de l’artiste de rouler ici les r à l’ancienne ? L’interprétation, irréprochable sur le plan de la maîtrise et très engagée au point de vue expressif, paraît curieusement surannée et même la musique nous semble prendre un coup de vieux…
Mais les interrogations viendront plus tard : premier intermède orchestral. David Perry annonce que l’ouverture d’Edoardo e Cristina inscrite au programme est remplacée par celle du Philtre d’Auber, se tourne vers l’orchestre, lève le bras et …suspend son geste : au fond de la scène un homme est en train de passer. C’est dans la bonne humeur que se dénoue le mystère : apparemment pris au dépourvu par le changement les contrebassistes sont allés chercher leur partition. L’exécution n’en souffrira pas, tant le chef et les musiciens semblent avoir pris du plaisir à ciseler cette pièce, où l’écriture louvoie habilement de jeux de timbres en glissements rythmiques, de reprises évanescentes en lyrisme soutenu et en lenteurs subreptices, pour désorienter et captiver un auditeur devenu la proie d’un final endiablé et inéluctable.
Puis c’est la grande scène de Guillaume Tell, le retour d’Arnold à la maison paternelle. Michael Spyres avait interprété le rôle l’an dernier dans la grande salle de la Trinkhalle, à deux pas d’ici. Du récitatif à la cabalette qui succède à l’air « Asile héréditaire » l’interprète doit passer de l’animation douloureuse à l’introspection la plus intime et revenir à l’extraversion la plus véhémente tout en maintenant le contrôle, élégance suprême de ce chant aristocratique. Il avait victorieusement passé l’épreuve en 2013, il renouvelle l’exploit en 2014, bien qu’en passant du théâtre au concert (peut-être à cause du niveau sonore élevé maintenu à l’orchestre par David Perry) le souci de la performance soit perceptible, ce qui nuit un peu à l’émotion de l’auditeur. En outre, on est sans doute plus près de Duprez que de Nourrit, pour l’émission en force des notes aigues, et le texte de Giancarlo Landini que Reto Müller, le président de la Société Rossini Allemande, introduit dans le programme nous apprend qu’aux reprises de Guillaume Tell, Nourrit supprimait cette scène, qu’il n’aimait pas. Mais de l’émotion de Michael Spyres on ne peut douter, tant affleure, dans ses yeux qui brillent et dans son sourire la joie de l’enfant qui vient de se donner à fond pour faire plaisir.
Mais ce ténor est un caméléon, ce qui du reste contribue à donner du prix à ses interprétations. Après l’entracte, retour au Siège de Corinthe et à ce rôle de Néoclès qu’il avait si magnifiquement rendu ici-même en 2010. Le visage s’est assombri, et le révolté s’est fait noble et digne. Et voilà que le chant atteint enfin les sommets dont nous rêvions, d’une souplesse fascinante, habité à donner le frisson et orné comme à la parade, mais sans que l’exploit se dissocie de l’expression musicale, les sauts et les grands écarts n’étant pas des étendues sonores mais les soubresauts de l’âme. Cet extrait à lui seul aurait valu le déplacement ! Il en sera presque de même avec l’air d’Eléazar tiré de La Juive, « Rachel quand du Seigneur », où l’interprétation est d’aussi haut niveau mais que des scories de prononciation (couleurs de voyelles) entachent, y compris dans les forte, menues imperfections qui en atténuent l’impact. Le chœur Camerata Bach lui donne correctement la réplique dans les deux extraits, séparés par une pièce instrumentale que nous découvrions, l’Omaggio all’immortale Rossini, une fantaisie que Mercadante dédia à son glorieux aîné en 1868. Lui-même devait disparaître deux ans plus tard. Cette pièce étrange, qui commence en marche funèbre solennelle, se repaît de thèmes rossiniens ; mais cette accumulation et leur traitement finissent par donner l’impression que Mercadante n’a vu dans l’œuvre de Rossini qu’une addition de procédés. Hommage bien ambigu donc, où l’on pourrait voir – que les admirateurs de Mercadante nous pardonnent – un autoportrait involontaire, tant dans sa durée où il s’égare loin de la solennité digne du début que dans la péroraison d’une grandiloquence totalement étrangère à Rossini. Cédant à l’enthousiasme du public, Michael Spyres ne concèdera qu’un bis, mais une friandise des plus savoureuses, la barcarolle « Voyageur qui à Venise » tirée de l’opéra Stradella créé à Paris en 1837 et né de la plume de Louis Niedermeyer. Il avait connu Rossini à Naples et leur amitié dura jusqu’à sa mort en 1861, et même au-delà, puisque un des thèmes du Kyrie de la Petite Messe Solennelle lui est dû, témoignage renouvelé de l’affection qui les unissait. Cette barcarolle brillante et enlevée conclut avec panache la première partie de cet hommage à Nourrit.
Donnée le surlendemain, la deuxième partie complète le portrait. Dès le récit et la romance de Nadir, extraits d’Ali Baba ou les quarante voleurs de Cherubini, où le registre aigu est exploité tantôt en douceur tantôt en force, l’interprétation allie émotion et solennité et se hausse à la hauteur de celle de Néoclès, malgré quelques « crapauds » dans la prononciation. On en perçoit quelques-uns aussi dans l’air de Gustave de Gustave III ou le bal masqué, d’Auber, « O vous qui par ma vie… » exigeant car il réclame un interprète rompu au chant syllabique et aux grands sauts ascendants ou descendants, mais d’un grand charme, dansant et archaïsant, avec un final quasiment weberien. L’ouverture de Stella di Napoli, de Giovanni Pacini, avec l’exploitation habile des timbres et des couleurs et la variété des accents et du rythme séduit dans l’interprétation vibrante des Virtuosi Brunensis. A ces raretés succèdent l’Air et la cavatine de Masaniello « Du pauvre seul ami… » de La Muette de Portici ; la fin de l’air n’a peut-être pas toute la légèreté requise pour les notes en falsetto, mais l’orchestre sonne vraiment très fort. C’est dommage car le français est ici irréprochable et la voix toute en souplesse, en plein accord avec le texte. Encore Auber avec l’air de Guillaume tiré du Philtre, où la mélodie apparemment facile anticipe celles de Nemorino, et les élans vocaux vont de pair avec l’ivresse qui monte, trouble rendu par Michael Spyres d’une façon aussi mesurée qu’efficace. A la barcarolle de Stradella prévue il substitue la romance de Raoul des Huguenots interprétée l’avant-veille. Les jours se suivent et sont différents : tout est mieux, la voix plus libre, la ductilité, les nuances, jusqu’à la prononciation même si elle est encore perfectible. Reprise en suite de l’ouverture du Philtre, aussi impressionnante dans sa savante juxtaposition d’effets sans autre dessein qu’eux-mêmes mais à l’efficacité indiscutable. En conclusion, une scène que Nourrit aurait pu chanter si la censure n’était intervenue et s’il n’avait mis fin à ses jours. Elle provient du Poliuto que Donizetti commença à Naples sur la suggestion de Nourrit, et permet d’imaginer ce qu’aurait pu être le rôle, central et déclamatoire, avec d’amples mélodies à dominante cantabile. Michael Spyres y trouve des accents tragiques dans l’expression de la fureur contenue.
Bien que moins nombreux que l’avant-veille – le programme ? ou la finale du championnat de football ? – les auditeurs ne se lassent pas d’acclamer Michael Spyres, qui va leur concéder deux bis. D’abord la barcarolle de Stradella, aussi enlevée qu’au premier concert, et, divine surprise, l’air d’Ory, chanté sans r grasseyés, de manière beaucoup plus déliée. Mais Ory est-il ce ténor quasi héroïque ? Il n’est pas comme Corradino, qui rêve plaies et bosses. Et les ralentis dans les ornements ne sont-ils pas un peu trop marqués ? Le lecteur s’en doute : nous sommes bien le seul à chipoter. L’Allemagne sera peut-être championne dans quelques heures, mais à ce moment Michael Spyres est le roi de l’auditoire !