L’église du Carme du Château de Peralada, où se poursuit un festival dont l’offre éclectique est en mesure de combler bien des mélomanes, sert d’écrin à un concert que Max Emanuel Cencic a déjà donné ailleurs mais qui s’écoute toujours avec le même plaisir. Il a ici pour partenaires les musiciens de l’ensemble Vespres d’Arnadi, fondé en 2005 par son actuel directeur, Dani Espasa. L’intitulé du programme, Amours et passions, est quelque peu mystérieux. Que signifient ces mots, de surcroît au pluriel, pour une succession de pièces de musique pure alternant avec deux motets et deux cantates sacrées ? A moins de reprendre le vocabulaire des mystiques dont la ferveur s’exhale en empruntant faute de mieux les mots de l’amour profane ? Quoi qu’il en soit, à s’en tenir à des données objectives, c’est d’un dialogue entre Venise et Naples qu’il s’agit, seule la deuxième étant appelée à donner de la voix. Venise donc règne par la musique instrumentale, avec Albinoni et Vivaldi. Mais les maîtres de la voix que sont Leonardo Leo et surtout Nicola Porpora ont connu la musique vénitienne, ce dernier en particulier lors des multiples et longues périodes où il résida dans la cité des Doges. Qui a influencé l’autre ? Il faudrait se livrer à un travail d’exégèse minutieux dont on n’est pas sûr, dans l’état actuel de la recherche, de pouvoir le mener à bien puisque maintes données chronologiques font défaut. On regrettera donc l’absence de celles qui sont disponibles dans le livret de présentation du concert.
Une chose est sûre, les musiciens de l’ensemble ne s’engagent pas à moitié. La symphonie d’Albinoni bénéficie d’attaques vigoureuses, d’articulations fermes et d’accents marqués, pour les mouvements rapides, et la reprise des ritournelles finit par créer une fascination cousine de celle du faux adagio, dont une ligne mélodique, vers la fin, semble révéler la source. D’une sobriété de bon aloi dans un smoking noir à revers de satin Max Emanuel Cencic fait son entrée et d’emblée on sait que c’est un bon soir. La voix est entièrement libre et peut se livrer à la parade, à l’esquive ou à l’unisson du violon solo. Dans l’alternance du rapide et du lent elle reste d’une homogénéité sans défaut et semble avoir étoffé ses graves sans rien perdre de son extension car les aigus sont bien vibrants. Quant aux ports de voix, aux trilles et autres rudiments techniques leur exécution semble aussi naturelle que l’acte de respirer. L’interprétation de ce Salve Regina est intense et pleine de sérieux. Peut-être trop ? Cette prière vise à capter la bienveillance de la Vierge, doit-on la dramatiser ? L’adoucir d’un sourire, puisqu’il s’agit de séduire, ne nous semblerait pas hors de propos. Le concerto pour orgue et violons qui suit reflète la virtuosité de Vivaldi ou de son père au violon, dans les arabesques que l’instrument dessine et que l’orgue reprend, dans un jeu d’échos et de poursuites captivant, et puis le chasseur devient chassé et ce sont autant de coups d’archet qui fixent les phases de la course. Le mouvement lent est un épanchement où le violon étire des volutes sur la basse continue à l’orgue, tandis que pour le dernier un orgue volubile et un violon espiègle entrainent l’ensemble dans des crescendi remarquables d’unité, avec des reprises que les accélérations rendent grisantes. Retour à Naples avec la cantate sacrée de Leonardo Leo, dont l’entrée aux cordes semble bien rugueuse, après Vivaldi. La prière se fait ici plus insistante, avec un vocabulaire moins liturgique et plus doloriste, et pourrait presque passer pour un repentir profane, n’était le climat de recueillement que les quelques éclats dûs à l’affliction du pêcheur ne réussissent pas à troubler. Le chanteur y démontre son art de contrôler le souffle, en particulier dans le deuxième mouvement, lent et douloureux.
Max-Emmanuel Cencic et l’ensemble Vespres d’Arnadi © DR
Après l’entracte une sonate pour violoncelle en deux mouvements dont on aurait aimé savoir pourquoi elle était ainsi réduite de moitié et si elle avait été écrite pour un de ces amateurs passionnés comme Naples en comptait beaucoup. Mais comme Porpora a souvent séjourné au loin, notre hypothèse n’a peut-être aucun fondement. L’œuvre est-elle antérieure à la brouille avec Haendel ? Le début nous rappelle « Lascia ch’io pianga », avec des volutes que soulignent des coups d’archet sur le soutien harmonique de l’orgue et du théorbe. A ce court larghetto succède un allegro vivace où le violoncelliste peut faire montre de virtuosité et d’expressivité. La deuxième cantate sacrée de Leonardo Leo ne s’écarte pas du thème, mais le climat est d’emblée plus opératique et plus varié. Sur un rythme syncopé à la Purcell du King Arthur des formules sont répétées dans un style presque galant, qui évoque un Pergolesi dénué de sincérité. Tandis que les archets semblent mimer une flagellation, les formules obstinément répétées acquièrent une charge érotique telle qu’on pourrait y voir un onanisme soft. Il faudra le dernier mot : « pace » pour que retombe l’exaltation des vocalises et des fusées. Puis c’est à nouveau Venise avec un concerto de Vivaldi qui semble être une alternative au concerto grosso et au concerto pour soliste, puisque la musique naît d’abord de l’unisson, duquel se détachent les fioritures du violon solo, suivies d’une reprise à l’unisson, et ainsi de suite ; le mouvement lent est un lamento au violon solo repris et transposé à l’octave supérieure, puis amplifié mais soumis à la règle de la reprise jusqu’à mourir avec le théorbe qui le soutenait ; le dernier mouvement, sur le même principe d’exposition et de reprise corrigé d’un coefficient de rapidité, prend des allures de course poursuite dont on sort pantelant. A Naples revient le dernier mot, avec un motet où Porpora laisse libre cours ou presque à son inspiration de compositeur d’opéra. Tour à tour animée et noble, la pièce s’enrichit progressivement d’ornements pour s’épanouir dans un dernier mouvement qui les accumule, offrant au chanteur l’occasion de démontrer sa virtuosité et on peut faire confiance à Max-Emmanuel Cencic qui n’élude rien, trille, diminué, rebond, volée montante ou descendante, roulades et fusées. L’Alleluia conclusif, dans sa brièveté, couronne ce feu d’artifice. Il est salué avec chaleur par l’assistance, mais celle-ci aura beau insister le contre-ténor n’accordera pas de bis et ne signera pas de disques, devant, saura-t-on plus tard, voyager très tôt le lendemain.