Pandémie oblige, on notera d’abord la rigueur de l’accueil pour accéder à la Place du Peuple, où ont lieu les concerts qui constituent l’essentiel des soirées de cette édition 2020 du ROF. Contrôles d’identité, couloirs de circulation, issues multiples, masques obligatoires jusqu’à s’asseoir, distanciation scrupuleusement respectée des sièges et des rangées, toutes les précautions sont prises par la direction du festival pour contrecarrer la diffusion du fléau. Cela donne, sur ce vaste espace situé exactement au croisement des deux voies qui structuraient la ville romaine, une assistance d’autant plus clairsemée que tous les sièges disponibles ne sont pas occupés. En cet été où les étrangers ont dû pour la plupart renoncer au déplacement, on peut clairement mesurer la désaffection des habitants de Pesaro pour une manifestation qui a pourtant fait beaucoup pour la réputation et la prospérité de la ville.
Au pied de la vaste scène installée devant la façade de la mairie, une sorte d’enclos attend les musiciens. De part et d’autre, des écrans surélevés qui, après avoir servi de support publicitaire à une marque de montres de luxe et aux sponsors du festival, permettront aux spectateurs des files latérales de voir en plan américain la soliste, et en cadrage large ou rapproché l’ensemble des instrumentistes et surtout celles pour lesquelles le caméraman semble avoir une prédilection marquée. Le programme purement orchestral est copieux avec pas moins de cinq ouvertures. Nous avouerons que nous n’y avons pas pris « un plaisir extrême ». Si celles de Il signor Bruschino et de La fille du régiment sonnaient assez bien, avec la légèreté malicieuse requise pour la première et les climats nuancés de la deuxième, celle de Tancredi passe du platement métronomique à une rapidité qui semble sa propre fin. Celle de Don Pasquale est d’abord bien brouillonne, mais celle du Siège de Corinthe, qu’elle semble longue, pesante, laborieuse, bien loin de la solennité noble du grand opéra à la française ! Alors, manque de répétitions spécifiques pour un ensemble très sollicité, puisqu’il participe aux six concerts programmés ? Manque d’expérience d’un chef encore peu familier du répertoire opératique ? Heureusement, dans leur rôle d’écrin pour la soliste rien de grave ne compromet la réussite des interventions de Jessica Pratt.
Jessica Pratt © amati
Peu après ses exploits à Martina Franca, on constate avec plaisir que la splendeur vocale retrouvée est bien là, et grâce aux prises de vue on perçoit sur le visage de la soliste les moindres nuances expressives de son interprétation, belle démonstration d’une versatilité accomplie. A la cavatine de la Comtesse Adèle il ne manque rien, de l’emphase douloureuse à l’exaltation sournoisement érotique, et les mimiques attestent de la profonde compréhension du texte auquel Rossini contribua jusqu’à en irriter Scribe. Les traits de virtuosité sont en place, exécutés sans défaut, et les ornements surabondent, puisqu’aussi bien les moyens sont là. Mais cette surabondance interroge, justement parce qu’on est à Pesaro. La redécouverte de Rossini y accomplie passait par les partitions et par un souci d’interprétation pour être au plus près des intentions exprimées par le compositeur, dont l’anecdote a diffusé sa répugnance aux surcharges ornementales. N’importe où ailleurs nous applaudirions sans réserve les effets spectaculaires que sa maîtrise vocale permet à Jessica Pratt. Mais à Pesaro ?
Heureusement, cette tentation de rajouter des fioritures se tempère largement dans le récitatif et le chant spianato d’Aménaide, comme dans la partie centrale de l’air de Pamyre extrait du Siège de Corinthe. Elle se ranime bien un peu dans la cavatine de Norina extraite de Don Pasquale, mais il n’y a plus lieu de s’en émouvoir et on peut la savourer, comme dans un « Salut à la France » conçu exprès pour cela. La diction française va de l’excellent – la comtesse Adèle – à l’honorable, la couleur des accents et la clarté de l’articulation étant sujettes à des variations discrètes mais perceptibles. A l’extrait de La fille du régiment succède, en conclusion du concert comme à Martina Franca, La traviata avec « E strano…Follie ». Cet enchaînement sans transition prouve mieux que de longs discours la versatilité de l’interprète, qui passe en très peu de temps de l’exaltation joyeuse à l’introspection douloureuse avant de se jeter dans l’ivresse des sens comme on se jette à l’eau.
Il n’était pas facile de percevoir exactement le degré d’enthousiasme du public, duquel des « brava » en nombre ont fusé, mais la soprano a prévu un bis et elle l’accorde de bonne grâce, le récitatif et l’air de Linda de Chamounix « Ah, tardai troppo…O luce di quest’anima » faisant ainsi succéder à la violence des sentiments de la courtisane aguerrie la candeur de la jeune vierge éperdue dans son rêve amoureux. Elle disparaît ensuite, dans les applaudissements persistants. Merci, chère Jessica Pratt : mission accomplie !