Ceux qui voient avant tout en Debussy le bâtisseur d’un nouveau langage, qui a influencé la plupart des mouvements musicaux qui lui ont succédé, doivent écouter La Damoiselle élue pour mesurer tout ce que le compositeur devait, dans ses jeunes années, à ceux qui l’ont précédé. Si ses premières pièces pour piano se souviennent de Chopin, c’est plutôt vers Wagner et son Tristan et Isolde que regarde la longue introduction, toute en modulations et en chromatismes, de ce « Poème lyrique pour deux voix de femme solo, chœur et orchestre » écrit à l’issue de son séjour à la Villa Médicis à Rome. Le poème évanescent de Dante-Gabriel Rossetti, le rythme de lente barcarolle sur lequel les choristes passent le relais aux solistes, les interventions raffinées confiées aux clarinettes, aux flûtes ou aux harpes, infusent une atmosphère que certains critiques de l’époque qualifièrent de « décadente », mais dont la richesse harmonique et la profusion de couleurs annoncent Images ou Pelléas. Au lieu de souligner les inflexions orientalisantes du discours, la direction souple d’Esa-Pekka Salonen privilégie la lisibilité des timbres. L’écrin est parfait pour Axelle Fanyo, qui apporte à ses interventions sa connaissance du répertoire français et les teintes claires de sa voix. Fleur Barron n’est pas en reste, qui dompte avec force, grâce à un instrument parfaitement projeté, l’acoustique de la Philharmonie. Toujours distinctes, mais idéalement fondues dans le discours d’ensemble, les solistes émergent, plus qu’elles ne s’en distinguent, du Chœur de l’Orchestre de Paris, parfaitement préparé.
Pour la pièce suivante, c’est pourtant l’excellent Chœur Accentus qui prend leur place. Il faut dire que dans Clocks and Clouds, György Ligeti met en avant chacune des douze choristes requises : dans un chant constitué d’onomatopées, elles se mêlent à l’orchestre dans un savant entremêlement de rythmes et de phrases qui s’imbriquent puis s’éloignent les uns des autres pour former des séquences musicales dont les arêtes et les angles se transforment à vue, devenant tantôt plus précis (« Clocks », le mesurable et le régulier), tantôt plus diffus (« Clouds », l’impalpable et le linéaire). Stimulante et perpétuellement créative, mettant en valeur le moindre pupitre de l’Orchestre ainsi que la virtuosité de toutes les chanteuses, la pièce ne parvient pas toujours à s’empêcher d’être absconse, sans l’unité de langage et la cohérence qui caractérisent une partition comme Atmosphères.
Après cette copieuse entrée en matière, qui voyait des œuvres exigeantes intégrer pour la première fois le répertoire de l’Orchestre de Paris, la deuxième partie s’annonçait plus ambitieuse encore, avec la Turangalîlâ-Symphonie, œuvre monstre et magnum opus d’Olivier Messiaen, créée en 1949 par le Boston Symphony Orchestra sous la direction de Leonard Bernstein. Dix mouvements, plus d’une heure vingt d’exécution, un orchestre pléthorique auquel s’ajoutent le piano et les ondes Martenot : la tentation du gigantisme n’est pas toujours loin, et risque d’emporter les interprètes. Salonen, là encore, se tient sur ses gardes : devant des musiciens qui le suivent comme un seul homme, il sculpte les phrasés, soigne les lignes mélodiques, dégraisse les textures, comme s’il s’agissait là d’une pièce du XVIIIe siècle, parfaitement intelligible pour tout le monde. Nathalie Forget aux ondes Martenot et Bertrand Chamayou au piano s’inscrivent d’emblée au cœur de cette construction précise et aérienne, sans s’interdire des échappées virtuoses (« Joie du sang des étoile » !), spectaculaires instants que les « Chants d’amour » ou le « Développement de l’amour » ramènent vite sur les rives d’une apollinienne sérénité.