Il y a des chanteurs qui abordent l’épreuve de récital avec d’infinies précautions, qui cherchent à s’économiser, en commençant par des pièces faciles, pour se laisser le temps de se chauffer la voix en douceur. Rien de tel avec Cyrille Dubois, qui donne tout, tout de suite, et jusqu’au bout ! Pour être jeune encore, le ténor français n’est plus une révélation que ceux auxquels son parcours sans faute aurait échappé, depuis son passage par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, et même bien avant, puisqu’il chantait déjà à 7 ans dans la maîtrise de sa région natale, comme en témoigne notamment l’enregistrement de 1918 L’homme qui titubait dans la guerre, d’Isabelle Aboulker où il était l’un des solistes.
Originaire de la région de Caen, Cyrille Dubois chante avec ses tripes et balaye instantanément les objections de ceux pour qui la mélodie française doit être susurrée avec le minimum d’investissement personnel, déclamée plutôt que chantée. Dès les premières minutes du programme, on comprend qu’on va en prendre plein l’estomac. Donné une première fois à Venise, au Palazzetto Bru Zane, le 27 novembre dernier, ce concert s’ouvre avec les superbes Quatre odelettes de Joseph-Guy Ropartz, compositeur encore trop négligé, malgré les efforts du label Tympani, notamment. Publiées en 1913, elles précèdent de bien peu la Première Guerre mondiale qui sert de fil conducteur, puisque le choix des partitions a été fait en relation avec l’exposition « Vu du front » au Musée de l’Armée. Tout le génie de Ropartz se révèle dans cette mise en musique de poèmes d’Henri de Régnier, qui exige un interprète doté de solides moyens vocaux, et qui ne ménage pas non plus le pianiste. Heureusement, le ténor peut compter sur la complicité qui l’unit au brillant pianiste Tristan Raës, avec qui il forme depuis quelques années le duo Contraste.
La « Lettre du front » de Pierre Vellones s’impose naturellement dans ce programme, mais sa simplicité – sans doute voulue étant donné la réputation de novateur audacieux du compositeur – lui confère la naïveté d’une chanson. On revient à des mélodies plus ambitieuses avec les trois pièces de Jacques de La Presle, dont Stéphanie d’Oustrac a récemment gravé plusieurs pages. Mais si la mezzo avait opté pour des pages guillerettes écrites vers 1912, le ténor choisit des mélodies composées pendant le conflit, voire après, comme l’extraordinaire mise en musique du célèbre poème de Charles Péguy, « Heureux ceux qui sont morts » (1920). La Presle parvient à trouver une gravité qui correspond à merveille à celle du texte et se tire avec brio de la périlleuse citation de La Marseillaise qui traverse les derniers instants de cette impressionnante mélodie.
Après une pièce pour piano seul, Le Glas, seul fragment retrouvé d’un vaste Poème des cloches funèbres entrepris par Louis Vierne en 1916, et un entracte, Cyrille Dubois triomphe de l’épreuve que sont les Sept Petites Images du Japon de Georges Migot, partition éblouissante au japonisme subtil (1917), qui exige une parfaite maîtrise des extrêmes de la tessiture de ténor ; si tout ce qu’a composé Migot est dans cette veine, voilà encore un compositeur qui gagnerait à être redécouvert. En conclusion de programme, Lili Boulanger ferait presque figure de personnalité musicale reconnue et établie, en comparaison : le même Cyrille Dubois avait déjà donné l’intégralité du cycle Clairières dans le ciel en novembre 2013 à l’amphi Bastille, cycle dont Stéphanie d’Oustrac a retenu trois pièces dans le disque évoqué plus haut. Le ténor est désormais chez lui dans ce recueil qui commence dans une relative bonne humeur avant de sombrer peu à peu dans le désespoir, avec au piano des audaces frisant l’atonalité, des martèlements debussystes, une exploitation obstinée de l’accord de Tristan dans la mélodie « Si tout ceci n’est qu’un pauvre rêve » (admirable Tristan Raës au piano, une fois de plus). Là encore, Cyrille Dubois se donne à fond dans l’interprétation des pages grandioses inspirées par les textes de Francis Jammes.
Chaleureusement applaudi, le ténor offre deux bis : une seconde mélodie de Pierre Vellones, amusante par son hostilité envers les « planqués » mais guère plus passionnante que la première sur le plan musical, et le bien connu « Soupir » de Duparc, qui prolonge l’atmosphère mélancolique créée par Lili Boulanger. Après ça, si Cyrille Dubois n’est pas nommé Révélation lyrique de l’année, c’est à désespérer des Victoires de la musique.