« Rêveries, passions… – Amours » : du rêve, le thème de l’édition 2013 du Festival de Wallonie épousait les contours flous, offrant ainsi à ses organisateurs une grande liberté – encore fallait-il pouvoir en faire usage, à l’instar des Nuits de Septembre, déclinaison liégeoise de la manifestation, qui a su programmer un parcours souvent aventureux où la musique ancienne dévoile de nouveaux trésors et flirte même avec la création contemporaine. Texte ruisselant de sensualité et de tendresse, le Cantique des Cantiques occupe une place unique dans les Saintes Ecritures et jouissait d’une grande faveur dans les milieux luthériens allemands, comme en témoignent les œuvres, au demeurant fort dissemblables, de Georg Böhm et Johann Christoph Bach données par l’Ensemble Clématis le 24 septembre en la collégiale Saint-Denis. Si la lecture mystique que développe le premier semble d’abord relativement austère, c’est sans compter sur la puissance incantatoire de cette litanie amoureuse et de sa lancinante reprise de l’incipit du Cantique (« Mein Freund ist mein und ich bin sein » [Mon ami est mien et je suis sienne]) dans chacune des six strophes qui le composent et sur l’élan vigoureux que lui impriment des interprètes soudés comme un seul homme – ou une seule femme.
Il fallait une artiste de l’envergure de Stéphanie de Failly, flamboyante et inventive, pour exploiter le potentiel de la splendide chaconne qui s’éploie au cœur de la célèbre cantate de mariage de Johann Christoph Bach Mein Freudin, du bist schön. Réduit à peau de chagrin, l’émoi de la fiancée transie (soprano) s’éclipse devant ce débordement instrumental où semble s’exprimer ce qui ne peut se dire autrement : la vague de désir qui submerge les futurs amants. Un enchaînement, éminemment baroque dans sa brutalité même, domine la seconde partie du concert. Sans transition aucune, l’oppressante et si dense lamentation du pécheur « frappé d’angoisse » par la colère de Dieu, Ach, dass ich Wassers gnu’g hätte, autre chef-d’œuvre de l’oncle de Bach non pas servi, mais littéralement habité par Paulin Bündgen, nous prend à la gorge alors que nous goûtions l’instant d’avant au bonheur joyeux du fidèle, incarné par le ténor agile et lumineux de Zachary Wilder, exultant à l’idée de connaître la béatitude éternelle (Quemadmodum desiderat cervus de Buxtehude). Un tel choc appelait une détente, que nous prodigue la délicieuse cantate nuptiale Der Herr denket an uns de Johann Sebastian Bach emmenée avec brio par les chanteurs, n’était le frêle soprano de Juliette Perret, talon d’Achille de l’équipe qui peinait déjà à s’imposer chez Buxtehude (Wo ist mein Freund geblieben ?) face à la basse, autrement sonore et éloquente, de Philippe Favette.
Changement de décor et d’univers avec Vox Luminis, de retour à Liège après cinq ans d’absence. Le 3 octobre dernier, la formation créée et dirigée par Lionel Meunier investissait la collégiale Saint-Barthélemy pour un étonnant mélange d’extraits de la Selva morale e spirituale et du VIIIe livre de madrigaux de Monteverdi. Mondialement célèbre pour ses fonts baptismaux romans du XII e siècle, l’édifice se révèle par contre un cadeau empoisonné pour les musiciens, étouffant violone et théorbe, soulignant l’acidité des violons et diluant les mots, vice rédhibitoire s’il en est dans le répertoire madrigalesque. La défense du patrimoine ne devrait pas se faire au détriment de la musique, d’autant que la ville de Liège dispose de lieux à l’acoustique plus propice. Amours terrestres, amour célestes : l’idée séduit, sur papier du moins, car leur rencontre s’avère aussi improbable que celle du soleil avec la lune, seul le stile concitato du Beatus Vir glissant une passerelle entre les pièces religieuses souvent archaïsantes et la très moderne et théâtrale seconda prattica du divin Claudio. La théâtralité n’est précisément pas le fort de Vox Luminis dont les madrigaux guerriers manquent de nerf et d’impact, quand ce n’est pas le duo « Vorrei Baciarti » confié à des falsettistes et que nous avons rarement entendu aussi languissant et fade.
En revanche, les deux contre-ténors se fondent parfaitement dans les ensembles, d’une exceptionnelle musicalité et auxquels la basse profonde et enveloppante de Lionel Meunier offre une superbe assise. On ne sait trop qu’admirer : la pureté et la fluidité des lignes, une dynamique subtilement dosée exaltant le raffinement des textures (Gloria a 7 voci), la justesse de l’expression qui culmine dans un Crucifixus épuré et bouleversant. L’émotion est décidément au rendez-vous de cette seconde partie, en particulier avec le Lamento della Ninfa, dont le trio évoque plus que jamais la gémissante plainte des serviteurs de Sénèque (L’Incoronazione di Poppea) et où la Nymphe de Kristen Witmer, encore un rien sur son quant à soi, dévoile néanmoins une stature de soliste dont la personnalité ne demande qu’à s’épanouir. Robustesse de l’un, délicatesse de l’autre, les ténors de Robert Buckland et Olivier Berten se complètent avec bonheur dans le fougueux Zefiro torna qui prélude idéalement à l’ivresse du bouquet final, l’ébouriffant Ardo avvampo que les chantres de Vox Luminis, manifestement galvanisés, abordent à un tempo plus vif que prévu – confiera, non sans humour, le chef après les applaudissements – avant de le reprendre en bis à une allure un peu plus posée.