C’est comme si on les avait quittés la veille : après un Winterreise d’exception donné en hiver au Festspielhaus deux ans et demi auparavant, le baryton Christian Gerhaher épaulé fidèlement par le pianiste Gerold Huber nous propose un programme plus printanier, toujours aussi parfait et bien entendu consacré à l’art du lied que les deux complices dominent de tout leur talent. Même élégance dans la mise que la fois précédente, même ferveur concentrée et attentive du public, même perfection d’un récital qui passe en un éclair et où il faut vraiment vouloir chercher la petite bête pour trouver un quelconque défaut d’exécution.
Pas de lieder de Schubert, ce soir, mais des œuvres de Brahms et de Schumann, dont le répertoire convient à merveille à notre duo. Les deux musiciens ont par ailleurs des liens assez étroits avec Baden-Baden. On peut aujourd’hui encore visiter la maison de Johannes Brahms dans les faubourgs, devenue un ravissant petit musée d’ambiance ; si Robert n’a séjourné que sporadiquement dans la ville thermale, Clara Schumann y a résidé pendant dix ans, entre 1863 et 1873. C’est à elle d’ailleurs que Brahms offrit certains des lieder du « Cycle de la pluie » pour son anniversaire, reprenant une tradition interrompue par la mort de Robert Schumann. Toutes sortes de liens se tissent entre les lieder qui, on le conçoit bien, n’ont pas été ici assemblés au hasard. C’est un chaînage subtil qui noue des petits bijoux de délicatesse, de nostalgie et de poésie entre eux, pour un bain quintessencié de ce qu’est que l’art du lied dans le romantisme allemand.
Il fait grand beau sur la ville de Baden-Baden cet après-midi, avant le récital, et le printemps, magnifique, déploie des couleurs incroyables pour une floraison en avance et très dense, avec notamment des cascades d’azalées. La pluie n’est donc pas un thème qui cadre bien avec le contexte du jour, se dit-on. Et pourtant, les lieder se succèdent comme autant de gouttelettes qui s’égrènent obstinément, formant une nappe de pluie à la fois dense et transparente. Un peu comme ces pluies diluviennes où l’on a l’impression de n’avoir affaire qu’à de la bruine, mais où l’eau s’infiltre résolument et l’on finit trempés. La salle du Festspielhaus est immense, mais l’ample projection dont est coutumier le baryton allemand réussit sans peine à la remplir ; dans le même temps, on a la sensation d’être bien au sec, chez soi, à écouter un disque, en toute intimité et dans une proximité immédiate avec le chanteur. Droit dans ses notes, Christian Gerhaher arrive à une certaine forme de perfection avec une économie de moyens confondante. C’est à peine si la main gauche se crispe par intervalles réguliers et si le corps ploie légèrement pour mieux se tendre et accompagner la note et l’émotion justes. Après la pluie, ce sont les amours du poète qui sont célébrées, avec un « merveilleux mois de mai » de circonstance, puis des tourments qu’on va boire jusqu’à la lie, au fil des saisons, pour finir au firmament. Le cycle construit ce soir est empreint de mélancolie et tout entier marqué par la « Sensucht », ce concept si difficilement traduisible en français. Il va sans dire que l’allemand est merveilleusement prononcé, avec la sensualité qui caractérise l’interprète. Gerold Huber est en totale adéquation, pour ne pas dire en fusion avec son alter ego. Ces deux-là n’ont même pas besoin de se regarder, tant ils se complètent. Au terme du récital, le public est gratifié d’un seul bis : « Nachklang », le lied qui clôt le cycle pluvial, est répété. On admire une nouvelle fois l’effet produit par ces gouttes de pluie qui ruissellent comme les larmes sur les joues. Alors qu’on ne s’est pas ennuyé un seul instant, on se dit tout de même que tout cela est un peu trop impeccable, de la plus belle eau, sans aucun doute, mais un peu trop pure. On se prend un instant à rêver de ce que Christian Gerhaher revienne une dernière fois sur scène et qu’avec son génial complice, ils se laissent aller à nous interpréter Singin’ in the Rain ou autre fantaisie qui introduise un brin de folie ou nous aide à entr’apercevoir une autre facette de leur talent. Mais il faut évidemment repousser ce désir fugace et plutôt goûter la chance d’avoir vécu un tel moment avec ces deux grands du lied. En sortant, une petite surprise attend les auditeurs et des parapluies s’ouvrent, car il pleut maintenant sur la ville…