Il n’est pas toujours évident de remplir la grande salle du Festspielhaus de Baden-Baden avec un récital. Mais c’est bien devant une salle comble, festival d’automne oblige, le concert étant programmé entre deux représentations de Norma avec Cecilia Bartoli, que Christian Gerhaher nous propose un Winterreise magistral et sobre, empreint de retenue et de simplicité. Très élégamment vêtu, le baryton se tient bien droit, bras délicatement posé sur le piano mais semblant attaché comme le serait un cordon ombilical, devant un pupitre placé légèrement en retrait. On suppose que des partitions sont placées dessus en guise d’aide-mémoire. Toujours est-il que notre interprète n’y jette pas le moindre coup d’œil, trop familier avec l’œuvre de Schubert qu’il connaît intimement et parcourt de disques en récitals, dont nous nous faisons régulièrement l’écho. Avec naturel et évidence, son baryton clair fusionne heureusement avec le texte, ce qui capture immédiatement l’attention de l’auditeur et l’on chemine, confiant, aux côtés de l’artiste dès la première mesure. Le public, de façon très perceptible, retient son souffle. La projection, c’est l’une des grandes qualités du baryton, est remarquable et semble emplir tout entière la vaste salle. Par-dessus tout, c’est la qualité de diction qui impressionne, chaque mot étant distinctement articulé avec toute la poésie dont la langue allemande peut se parer.
Ce qui suit frise la perfection, mais curieusement, il manque un petit quelque chose. Si le texte est restitué dans ses plus subtiles et délicates nuances, si l’adéquation avec la musique est totale, si la palette d’émotions est variée, il n’en reste pas moins une (légère) impression de retenue, un je-ne-sais-quoi de trop sage (ou raisonné) qui laisse sur son quant-à-soi. Bien sûr, il s’agit là de la réaction d’un esprit presque chagrin et surtout, d’une mélancolie liée à un souvenir très vif, ici même, d’une interprétation hallucinée et extatique de Matthias Goerne dans un Winterreise inoubliable, il y a deux ans déjà. Tout ce qu’il y a de noir et de désespéré dans le cycle ressortait à merveille, restitué quasi visuellement, de la funeste corneille aux lourds pas dans la neige. Avec Christian Gerhaher, c’est un voyage plus solaire qui s’offre à nous, comme un hiver sans frimas si terribles qu’on ne puisse les apaiser par une douce chaleur intérieure ni terreurs qui ne se consolent. Tant mieux, tout bien réfléchi.
Si le baryton évolue avec constance, dans un relief vocal tout en délicates courbes comme en offriraient des collines enneigées, le contraste et les accents sont donnés par son complice de toujours, le pianiste Gerold Huber, dont l’accompagnement habité se fait exact contrepoint. Ainsi, c’est au piano qu’est finalement perceptible toute la noirceur du cycle, notamment dans des attaques aussi tranchantes que des coups de poignard. L’entente est parfaite ; une sorte de gémellité lie le chanteur et son pianiste, perceptible jusqu’à leur mise et leur apparence, quasi semblable.
Quand arrive le dernier numéro d’un cycle mené comme un marathon (c’est à peine si les auditeurs ont le temps de tousser entre deux lieder), apparemment sans efforts puisque Christian Gerhaher est resté debout, droit comme un i pendant tout le voyage, on se prend à se dire que tout cela a été vécu l’espace d’un éclair, sans conscience du temps, comme suspendu, dans un état proche de l’hypnose. Cela dit, les deux compères ont l’air épuisé, vidés comme « une batterie électrique après la décharge », pour reprendre le mot de Van Gogh. Toute leur énergie semble être passée dans le public, qui applaudit à tout rompre.