Pour sa venue avec le Rotterdams Philarmonisch Orkest, Yannick Nézet-Séguin a tenu le pari d’un programme exigeant. Aux vociférations flamboyantes de la Totenfeier mahlérienne répond la résignation de Babi Yar, symphonie funèbre de Chostakovitch s’il en est.
Assez rare au programme des salles de spectacle, la Totenfeier de Mahler présente pourtant un avantage considérable : d’une vingtaine de minutes, elle est inévitablement plus économe que la Symphonie n° 2 en entier. Elle permet donc d’en convoquer l’esprit funèbre et grandiose sans occuper un concert entier, créant ainsi des parallèles intéressants entre les compositeurs au programme d’une même soirée. L’inconvénient est, pour le chef, la nécessité de convaincre en peu de temps.
Le chef canadien donne ainsi de son mieux dans un début décoiffant : les traits de cordes graves sont nettement découpés, et les sonorités rauques des vents (hautbois et cor anglais) sont du meilleur effet. Malheureusement, cette tension se fait difficile à tenir, et le discours semble se perdre peu à peu. Les passages plus détendus se font rapidement fuyants, et l’on perd la sensation d’un édifice inébranlable. Dès que le discours s’anime un peu, on retrouve l’aisance de l’ouverture, mais même au point culminant (la suite d’accords précédant la réexposition), on sent les musiciens de Rotterdam encore sur la réserve.
Passons l’éponge, et concentrons nous sur l’œuvre principale de la soirée qu’est la Symphonie n° 13.
Avec Babi Yar, Chostakovitch se fait plus mahlérien que jamais, mélangeant volontiers voix et instruments. Comme chez son prédécesseur autrichien, le compositeur juxtapose volontiers l’humour grinçant qu’on lui connait (le deuxième mouvement est même intitulé « Humour ») à des séquences bien plus dramatiques (notamment de sordides coups de cloche parcourant toute l’œuvre). Les vers d’Evtouchenko jonglent eux aussi entre les registres : l’accablant « Babi Yar » se veut un réquisitoire contre l’antisémitisme, tandis que « l’Humour » ou « Une carrière » versent plus du côté de l’ironie ou de la malice. On retrouve également les valses, fanfares et contrastes musicaux chers au maître viennois, dont Chostakovitch avait fait la connaissance grâce à son ami musicologue Ivan Sollertinsky. Comme souvent chez le compositeur, la musique est empreinte d’une subtilité d’affiche de propagande (« Au magasin » et même quelques passages de « Babi Yar » sombrent souvent dans la pompe soviétique), mais c’est souvent la règle du jeu avec Chostakovitch.
Si la Symphonie n° 13 est bien plus longue que la Totenfeier précédente, son découpage en cinq mouvements distincts rend la navigation moins périlleuse. Plus austère et économe dans sa battue, Yannick Nézet-Séguin n’en est pas moins concentré, ce qui rend tout à fait hommage à la partition. On retrouve ici la tension qui nous faisait défaut dans Mahler, surtout dans les pupitres de cordes, et les climax sont bien mieux amenés que précédemment.
Pour une symphonie aux allures d’oratorio (si ce n’est d’opéra), le chef d’orchestre peut compter sur la présence d’une bête de scène à ses côtés. Mikhaïl Petrenko, qui avait déjà ébloui le public parisien dans le Ring de Gergiev, nous livre une performance musicale des plus investies., avec un premier mouvement aux allures d’Erlkönig, et un Allegretto empreint d’une légèreté désopilante. Vocalement, on le sent certes un peu plus en retrait qu’à l’habitude : la voix se fait pâle dans l’aigu et un léger voile couvre l’ensemble de la tessiture. Sa dévotion pour la poésie d’Evtouchenko permet cependant de dissiper toutes les inquiétudes, et lui assure de chaleureux applaudissements à l’issue du concert.
Le chœur du Bayerischer Rundfunk (préparé par Tilman Michael, grand oublié du programme de la soirée) contribue à la dimension solennelle de l’œuvre par sa sonorité noble et homogène.