Présentée la saison dernière déjà au Theater an der Wien, cette production du Hamlet d’Ambroise Thomas était un des spectacles les plus attendus de la saison 2013-14 de la Monnaie. Avec deux distributions, treize représentations, un budget qu’on devine imposant, le même tandem qui en juin 2011 montait Les Huguenots de Meyerbeer se lançait à nouveau dans l’aventure du grand opéra français. C’est dire si la première avait lieu ce mardi soir dans un certain climat d’effervescence; Olivier Py, enfant terrible de la scène européenne, allait une fois de plus faire redécouvrir une œuvre largement tombée dans l’oubli et en livrer une vision forte et très personnelle.
En guise de prologue, le metteur en scène nous montre le héros shakespearien en pleine séance d’auto-mutilation : le malheureux s’ouvre les veines et se lacère le torse tandis que le public découvre un décor très spectaculaire, occupant toute la profondeur du plateau, fait de voûtes en ogive, d’escaliers mobiles et de passerelles, tout à fait dans l’esprit de Piranèse, noir sur fond noir, aussi sombre que possible. Ce dispositif mouvant, très savamment conçu, aussi complexe que les méandres des circonvolutions du cerveau dont la photo sert d’affiche au spectacle, va permettre des combinaisons d’une infinie variété brouillant tous les repères de lieu, plongeant les personnages dans l’angoisse et la perplexité, au delà des limites de la folie. Aucune présence de la nature, pas une once de couleur (hormis quelques révolutionnaires drapeaux rouges agités pas Laërte et ses comparses), l’univers d’Elseneur est dès le lever de rideau résolument englouti dans le drame absolu. Au fil des scènes, la tragédie déroule son inéluctable accomplissement dans la même noirceur, révélant au passage, en même temps que la trame d’Hamlet, l’univers fantasmatique du metteur en scène qui se complaît, certes avec brio, dans une grammaire sensiblement identique d’un spectacle à l’autre : les escaliers qu’on n’en finit pas de monter ou de descendre, les masques d’animaux sur les visages humains, le travestissement à vue, la sensualité des corps révélée dans des lumières crues, le sang pour toute couleur dans un univers noir, sépulcral et glacé, tels sont les principaux ingrédients de la cuisine épicée d’Olivier Py, très ancrée dans l’esthétique du moment. C’est indiscutablement du grand théâtre, virtuose, intelligent, bien construit et qui conduit à des émotions fortes, à condition que le spectateur se plie à sa syntaxe particulière et son lot d’images docilement iconoclastes, comme la dispersion des cendres du feu Roi sous les ailettes d’un ventilateur électrique ou l’évocation d’un lien incestueux entre Gertrude et son fils.
La partition, on s’en doute, n’a pas l’intensité du modèle shakespearien : elle en respecte la distribution, l’essentiel de l’intrigue, mais escamote passablement nombre de personnages secondaires et dilue le propos dramatique dans des longueurs musicales qui nuisent à la force expressive de l’œuvre. Les vers des librettistes Carré et Barbier, ceux-la mêmes qui s’étaient attaqués à Roméo et Juliette un an plus tôt pour le compte de Charles Gounod, n’ont ni la verve, ni l’humour, ni l’incroyable densité de la langue de Shakespeare, ni sa force dramatique et expressive. Et la musique d’Ambroise Thomas, d’honnête facture sous des dehors ambitieux, ne respire pas le génie à chaque mesure : les mélodies sont souvent simplettes, la ligne musicale est courte, l’orchestration, vaguement inspirée de Berlioz, un peu convenue, davantage faite pour plaire au second empire que pour traverser les siècles. S’y trouvent néanmoins certains passages de toute beauté, comme la mort d’Ophélie à l’acte IV, ou le solo de saxophone (excellent Pieter Pellens) à l’acte II.
La première distribution que nous avons vue ce mardi est très largement dominée par la prestation époustouflante d’intensité, d’émotion contenue et d’intégrité qu’a livrée Stéphane Degout dans un rôle énorme et qui semble taillé pour lui. Ce n’est pas vraiment une surprise, mais ce jeune chanteur français (il n’a pas quarante ans) s’affirme aujourd’hui comme le meilleur baryton pour ce type de répertoire, à l’aune des plus grands du siècle dernier, capable de porter le très complexe personnage d’Hamlet et ses évolutions psychologiques dans leur double dimension théâtrale et musicale, avec un timbre magnifique, une puissance étonnante sans aucun signe de fatigue, une diction absolument parfaite, une très grande richesse de couleurs. Tout cela est le fruit d’un travail constant et rigoureux mené avec talent depuis quelques années déjà, et qui trouve ici à la fois son accomplissement et sa récompense. Chapeau bas !
A ses côtés, l’Ophélie de Lenneke Ruiten est excellente, bien que moins incarnée. Ses aigus filés (jusqu’au contre-fa !) sont magnifiques, les vocalises ont toute la souplesse requise et la scène de sa mort qui occupe la plus grande partie de l’acte IV est un des grands moments poétiques du spectacle. Le couple du Roi et de la Reine est moins satisfaisant : Jennifer Larmore présente quelques faiblesses dans le registre médium qui semble détaché du reste de sa voix, par ailleurs fort belle dans l’aigu et Vincent Le Texier chante Claudius avec un vibrato si large qu’on ne sait plus exactement quelle est sa note; le timbre reste noble, cependant, malgré la dispersion de l’émission. Le spectre du feu Roi est chanté par Jérôme Varnier, sans doute choisi pour sa plastique très avantageuse. Ni le Polonius de Till Fechner, ni le Laërte de Rémy Mathieu ne nous ont davantage convaincus, mais il est vrai qu’à côté d’un tel Hamlet, le défi de tous ces messieurs était de taille !
A la tête d’un chœur de quarante huit chanteurs, d’un orchestre un peu dispersé et d’une partition qui lui semble parfois complexe, Marc Minkowski a fort à faire pour assurer la cohérence musicale de la soirée. Le contact entre la fosse et le plateau n’est pas toujours idéal, les changements de tempo sont parfois périlleux et la direction manque souvent de finesse dans les détails. Mais l’enthousiasme, inspiré par le côté romantique et volontiers démonstratif de la musique d’Ambroise Thomas, lui permet de passer au travers des obstacles sans écueil majeur.
.