Dans un contexte exotique, une princesse captive, un grand-prêtre, un roi, une mezzo amoureux du ténor qui lui préfère la soprano… Non, ce n’est pas d’Aïda qu’il s’agit, mais de l’un des derniers opéras de Massenet à ne pas avoir été redonné depuis plus d’un siècle : Le Mage, créé avec succès en 1891, mais hélas sans lendemain. Après trente et une représentations à l’Opéra de Paris, plus rien (sauf à La Haye en 1896). Tous les ingrédients semblaient pourtant réunis pour donner à notre première scène nationale : un livret inspiré d’un épisode plus mythique qu’historique, un conflit politique qui se superpose à des sentiments passionnés, et un grand ballet au quatrième acte, que demander de plus ? Eh bien, tout simplement, davantage d’airs mémorables, sans doute. En dehors du « Ah, parais ! » du héros à la fin du deuxième acte, Le Mage manque de morceaux détachables et brillants, ce qui l’a peut-être desservi aux yeux des chanteurs. Avec ses fanfares en coulisses, l’orchestration est pourtant d’une richesse remarquable, non sans un certain wagnérisme à la française, et Massenet tire de la masse chorale quelques effets impressionnants, sans oublier l’évocation du tonnerre et du feu ; quant à l’orientalisme et aux invocations divines, ces deux caractéristiques nous rapprochent de quelques grandes réussites du compositeur, depuis Le Roi de Lahore, son premier succès, donné à l’Opéra de Paris en 1877, ou Esclarmonde, créé à l’Opéra-Comique juste deux ans avant Le Mage. Après cette résurrection en concert qui a prouvé la validité musicale de cette œuvre, il faut espérer qu’un directeur de théâtre osera la remonter à la scène, malgré tous les effets spéciaux que suppose le livret (et dont les metteurs en scène d’aujourd’hui sont passés maîtres dans l’art de se dispenser entièrement).
Laurent Campellone croit visiblement en cette musique, et c’est sans doute à lui qu’on doit la résurrection du Mage. Le chef se dépense sans compter, à la tête de la phalange stéphanoise dont il sait tirer le meilleur, et les chœurs ne sont pas en reste, qui contribuent pleinement eux aussi à la réussite de cette passionnante entreprise. La partition est ici donnée dans son intégralité, et il faut bien reconnaître que le ballet n’est pas ce qu’il y a de meilleur dans cet opéra, même si les différentes « danses festives et initiatiques » réveillent parfois l’auditeur grâce à quelques audaces qui sortent du style plus convenu.
L’Opéra-Théâtre de Saint-Etienne a eu fort à faire pour recruter les chanteurs capables d’interpréter Le Mage, plusieurs grands artistes français se sont désistés en cours de route, mais la distribution finalement réunie permet de ne pas regretter l’absence de ces noms prestigieux. Après avoir été sur cette même scène Werther, Lentulus de Roma, Thésée d’Ariane, Jean de Hérodiade et Jean Gaussin de Sapho, Luca Lombardo s’imposait ici, même si le personnage de Zarâstra, conçu pour un ténor héroïque à la Jean de Reszké, pouvait a priori ne pas correspondre tout à fait à son profil vocal. Annoncé souffrant, le ténor français a tenu à assurer les deux concerts – sans lui, ils auraient été purement et simplement annulés, puisque personne d’autre ne connaît aujourd’hui cette partition – mais il se présente évidemment affaibli, privé d’éclat dans ses aigus, même si la couleur typiquement française de son timbre reste très appréciable dans ce répertoire. Espérons que pour l’enregistrement à paraître, quelques raccords seront possibles, pour donner une image plus fidèle du personnage. Jean-François Lapointe met sa véhémence au service du grand-prêtre Amrou, qui n’a guère pour camper son personnage que son duo avec sa fille (magnifiquement interprété par Hjördis Thébault et Pierre-Yves Pruvot sur leur disque Patrie !), le reste du rôle étant réduit à de brèves interventions. Curieusement, le « Chef touranien », qu’on rangerait vite parmi les figures secondaires, se voit accorder une sorte d’arioso dans lequel il évoque tous les présents offerts par Zarâstra au roi : Florian Sempey y est magistral d’autorité, et si l’on a jusqu’ici surtout applaudi le jeune baryton dans des personnages comiques, il s’impose admirablement dans les quelques répliques qu’il a ici à déclamer. Julien Dran ouvre l’opéra avec la mélopée mélismatique du prisonnier touranien, avec ses notes haut perchées qu’il exécute d’une voix souple. Marcel Vanaud en roi étonne par la force inaltérée de sa voix, certes marquée d’un vibrato prononcé mais toujours extrêmement sonore. Face à cette équipe masculine, deux voix de femme, une soprano et une mezzo, une gentille et une méchante, comme on pourrait s’y attendre. Mais Anahita, la reine aimée de Zarâstra, paraît finalement moins développée que sa rivale infortunée. Dans ses notes de programme, Jean-Christophe Branger compare le rôle à ceux d’Eudoxie dans La Juive, voire de Lakmé. Or, c’est à un grand soprano dramatique que Saint-Etienne a fait appel, en la personne de Catherine Hunold. On ne se plaindra pas qu’un format vocal supérieur ait été choisi, car la reine doit se faire entendre par-dessus un orchestre fourni et un chœur nombreux. Dans un monde bien fait, les scènes de France et de Navarre se disputeraient cette chanteuse d’exception, à l’aise d’un bout à l’autre d’une tessiture très étendue, à la diction soignée et à l’expressivité constante ; heureusement, l’opéra de Rennes lui confie en février prochain une Brünnhilde à ne pas manquer. Amante torturée, Varedha la prêtresse occupe en fait le devant de la scène, et Kate Aldrich livre une prestation impressionnante, avec une aisance bienvenue dans le maniement du français. Arc-boutée contre son pupitre pour darder ses aigus ou claironner ses graves, la mezzo américaine s’investit totalement dans son personnage.
Après une telle réussite, on n’attend plus qu’une chose : que Saint-Etienne commence d’ores-et-déjà à préparer la Biennale Massenet de 2014, où Laurent Campellone pourra nous révéler Bacchus, jamais plus entendu depuis 1909 !
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