Le suspense était insoutenable : porterait-elle la toque qu’elle arbore fièrement en couverture de son dernier album (voir le compte rendu de notre confrère Laurent Bury) ? Il faudra attendre le dernier bis pour avoir la réponse : Cecilia Bartoli arrive alors toute de (fausse précise le programme) fourrure blanche vêtue, manteau, toque et manchon inclus pour conclure le récital en fanfare (au sens propre comme au sens figuré !) avec « Razverzi pyos gortani, laya » d’Hermann Raupach.
La chanteuse a le goût de la mise en scène, soignant son entrée, dans une robe empire immaculée et scintillante, largement décolletée, traînant derrière elle un flot de tulle blanc qui fait la largeur de la scène. En deuxième partie du programme on retrouve la même robe, mais cette fois en bleu pastel.
Ce sens du spectacle menace cependant parfois de virer à la caricature comme l’illustre l’extrait de Seleuco de Francesco Domenico Araia : la scène est plongée dans une semi pénombre et notre mezzo-soprano arrive, telle une ingénue héroïne de Walt Disney, observant avec candeur les oiseaux gazouiller. On frôle ici le ridicule, d’autant que l’accompagnement à grands renforts de pépiements, effets de vent ou duo obligé avec le hautbois en rajoute côté bucolique.
Avouons également que les airs oubliés de la cour de Russie que nous fait redécouvrir la cantatrice romaine dans le cadre de sa tournée St. Petersburg nous ont paru d’intérêt inégal, surtout en comparaison des extraits de compositeurs plus connus tels Vivaldi, Hasse ou Porpora qui complètent le programme. Ressortent cependant quelques airs où l’art de Cecilia Bartoli trouve à s’exprimer pleinement, tel le premier morceau, « Vado a morir » extrait du premier opéra représenté à la cour d’Anna Ivanovna, La forza dell’amore e dell’odio : la chanteuse subjugue d’entrée son public dans cet air pathétique par sa concentration extrême et une absence totale d’esbroufe. On retrouve cette sobriété dans l’extrait d’Altsesta de Raupach chanté en russe (« Idu na smert ») dont la reprise pianissimo étreint.
Ces quelques réserves ne peuvent cependant ternir l’éclatante réussite du récital, et on ne peut que partager l’enthousiasme de la salle du Théâtre des Champs Elysées, pleine à craquer, qui acclame debout et longuement son héroïne à l’issue du spectacle.
Il faut d’abord reconnaître que la voix de la mezzo gagne en direct une douceur et une chaleur qu’elle ne peut toujours revendiquer au disque. Les quelques duretés qui peuvent ressortir dans les enregistrements sont ici comme gommées.
Surtout, la générosité de l’artiste n’est plus à démontrer ; elle offre ce soir pas moins de cinq bis à son public. Le meilleur de la soirée débute d’ailleurs en milieu de seconde partie avec les extraits de La Clemenza di Tito de Hasse : d’abord la déchirante plainte « Se mai senti spirarti sul volto » chantée avec une économie de moyens qui fait monter l’émotion d’un cran, suivie de l’air en trois parties « Vo disperato a morte » dont la partie lente centrale fait d’autant ressortir le désespoir et la violence des parties rapides.
Le programme qui jusque-là jouait la carte de l’intimisme (à l’exception de l’extrait de Siroe, re di Persia, plus extraverti, qui concluait la première partie) tourne alors à la démonstration de virtuosité éblouissante avec « Nobil onda » extrait d’Adelaide de Porpora. La chanteuse lâche la bride, nous régalant de vocalises infinies, de messa di voce stupéfiantes, trilles et autres effets. Les bis verront alterner les airs mélancoliques (« Sovvente il sole » ou « Sol da te » de Vivaldi) et débridés tel l’extrait d’Amadigi di Gaula de Haendel.
La complicité de la chanteuse romaine avec son public (au premier rang duquel sa maman, présente ce soir) est évidente. Elle la recherche et en joue lors d’un duel avec la trompette de Hannes Rux dans « A facile vittoria » d’Agostino Steffani : elle fait mine d’oublier la variation ou de perdre son souffle, qu’elle a, on le sait, inépuisable. Quelques clins d’œil et grimaces plus tard, la salle applaudit à tout rompre et rit de bon cœur.
Les solistes instrumentaux sont d’ailleurs fort sollicités, en plus de la trompette, Jean-Marc Goujon à la flûte, et Pier Luigi Fabretti au hautbois donnant une réponse élégante et volubile à la chanteuse. L’ensemble I Barocchisti avec à sa tête Diego Fasolis est mieux qu’irréprochable et constitue un véritable partenaire plus qu’un simple accompagnateur. Il fait preuve dès la marche d’ouverture d’une verve et d’une unité rares et son chef ne confond jamais vivacité avec brusquerie, parvenant à un équilibre sonore idéal. On retient en particulier l’allegro de l’ouverture n°6 de Veracini d’un élan et d’un soyeux enthousiasmants.
On rend donc les armes et on donne rendez-vous l’année prochaine à la chanteuse, que ce soit en Russie ou ailleurs, peut-être dans la Gaule de Norma ?