Avant que le rideau se lève, les noms des œuvres barrent toute la scène, sur fond noir. Après qu’il se soit baissé, un générique de fin apparaît, remerciant Patrice Chéreau et listant tous les protagonistes de la production. A force de jouer partout et tout le temps (en France, pas si souvent que cela) Cavalleria Rusticana et Pagliacci ensemble, la tentation était grande d’en vouloir faire un seul opéra. Kristian Frédric, lui, veut en faire un seul film. Sa volonté d’unifier les deux pièces n’ignore certes par totalement la salle, notamment quand vient l’entracte, pendant lequel des bruits de travaux sont diffusés et les ouvreuses revêtent des casques de chantier matérialisant la transformation du bidonville de la première partie en HLM. Mais son inspiration puise, pour l’essentiel, dans des références cinématographiques. Si Godard a pu dire que « le cinéma est l’enfance de l’art », Kristian Frédric nous montre des enfants qui deviennent adultes, ou des adultes qui deviennent vieux, puisqu’avec lui, Cavalleria Rusticana et Pagliacci prennent place au même endroit, mais pas au même moment. « Les labours de la douleur », comme l’écrit le programme, nous emmène donc dans le sud de l’Italie, au début des années 1950 avec l’opéra de Mascagni : les baraques sont en tôle, la mafia rôde toujours, la force des traditions résiste encore face à une jeunesse sans dessein qui ne peut que se jeter dans l’alcool et le sexe. Rebels without a cause, ces jeunes ont cédé la place, 28 ans plus tard, au peuple de Leoncavallo, qui a donné à la sourde révolte de leurs aînés une matérialité plus substantielle : les immeubles sont en béton armé, les références aux brigades rouges et à l’assassinat d’Aldo Moro recouvrent les murs, les amours se lient et se délient de façon ostentatoire – et Silvio est le fruit de celles, tragiquement conclues, de Santuzza et Turiddu. Si, résumé ainsi en gros traits, tout cela peut sembler caricatural, la direction d’acteur tourne le dos à la facilité : de ce foisonnement de détails, de zooms et de contre-champs rappelant encore et toujours l’acuité d’une caméra, les personnages ne sortent jamais écrasés, mais révélés, ou à tout le moins dessinés avec une précision que ne renieraient pas quelques grands réalisateurs. C’est un Turiddu falot, qui ne sait que dire à Santuzza, qui tremble comme une feuille face à Alfio ; c’est Alfio, justement, puissant, entouré, mafieux, imbattable, que ce soit dans la lutte pour une femme ou dans la lutte pour sa vie ; c’est leur duel qui se termine dans une mare d’hémoglobine ; c’est Nedda, puits de sensualité inassouvie qui croit enfin trouver en Silvio l’amant qui pourra comprendre sa soif de liberté. Les protagonistes de ce cinéma réaliste n’ont, en définitive, rien de révolutionnaire ; c’est de nous les avoir rendu si familiers qui doit au contraire être porté au crédit de ce spectacle.
Quand les acteurs deviennent chanteurs, cela devient parfois plus problématique. Pagliacci en sort gagnant, parce que Canio va mieux que Turiddu à Stefano La Colla, qui réalise tout de même ce soir un tour de force sans que jamais sa voix claire et puissamment projetée ne faiblisse, parce que Brigitta Kele est la plus sensuelle des Nedda, parce que Vito Priante lui apporte en Silvio une réplique idéale. Un peu fruste dans son fameux prologue, Elia Fabbian a été, dans Cavalleria Rusticana, un Alfio plus convaincant que la Santuzza de Géraldine Chauvet, émouvante dans sa passion éperdue, mais trop gênée par les aigus de sa partition. Et c’est surtout la très solide Stefania Toczyska, dans un rôle qu’elle a chanté à Salzbourg auprès de Jonas Kaufmann, à l’issue d’une immense carrière, qui ressort d’une distribution sans grand relief.
Beaucoup de bonheurs musicaux ce soir seront à adresser du côté de la fosse, où officie Daniele Callegari. A la tête d’un Orchestre Philharmonique de Strasbourg absolument irréprochable, le chef italien explore les moindres recoins du drame sans s’autoriser trop d’affects. La substance des pièces, sous sa direction rigoureuse, ne se fait jamais lourde et ne perd à aucun moment sa tenue et sa consistance. Il fallait bien cela pour mettre en valeur des choristes totalement sollicités, et particulièrement brillants : on sait d’autant plus ce soir qu’un bon film n’existe pas sans une bande-son d’excellence !