A sa création en 1841, Wagner salua La Reine de Chypre, d’Halévy. Pas moins de quatre ouvrages lyriques qui se fondaient sur la même intrigue virent le jour peu de temps après, écrits successivement par Franz Lachner (1841), Michael Balfe (The Daughter of St.Mark, 1844) , Donizetti (1844) et Pacini (1846). Créée à Naples où elle connut l’échec, laCaterina Cornaro de Donizetti fut reprise dans une nouvelle version à Parme l’année suivante. C’est l’originale qui est offerte à Montpellier, dans le cadre du Festival*.
Le succès extraordinaire du livret est lié à une construction habile qui avait de quoi séduire les compositeurs de l’époque. L’ultime ouvrage de Donizetti relève manifestement du grand opéra historique, nouvellement éclos, et annonce même le Verdi de la maturité. Comme l’écrivait Félix Clément, il s’agit bien du « Chant suprême du cygne de Bergame ». L’action se déroule en 1472, à Venise, puis à Chypre. Caterina doit épouser Gerardo, mais son projet de mariage avorte quand Mocenigo, ambassadeur de Venise, apporte un message informant qu’elle est promise par le Conseil des Dix de la sérénissime à Lusignano, roi de Chypre, pour des raisons politiques. Mocenigo, en pratiquant un chantage criminel (la vie de Gerardo), pousse Caterina à renoncer, par amour, à celui qu’elle aime. Lusignano a été empoisonné lentement par Mocenigo (ce qui n’est pas explicite pour l’auditeur). Gerardo, dont la vie a été sauvée par son rival, auquel il jure une amitié indéfectible, rejoint les Chevaliers de la Croix pour aider le roi de Chypre à se défendre des Vénitiens. Mortellement blessé, Lusignano confie le pouvoir à Catarina Cornaro. Gerardo retourne à Rhodes (version Naples)*. Livret efficace, qui réunit tous les ingrédients nécessaires à l’opéra du temps (amour, trahison, guerre, prière, empoisonnement, mort violente et couronnement).
L’opéra est bien nommé, puisque tout tourne autour de l’héroïne, seule femme de la distribution (le rôle de Matilde se limite à quatre brèves répliques). Quatre hommes sont les autres personnages essentiels, le père, l’amant, le roi, le méchant, qui vont ainsi créer toutes les opportunités pour que les situations les plus variées s’offrent à l’illustration musicale. Les curieux liront avec profit la meilleure étude en français, de l’oeuvre par Yonel Buldrini. Si Halévy confiait le rôle de Caterina à un contralto, Donizetti l’écrit pour une soprano, et il attribue l’une des causes de l’échec de la création napolitaine au fait que le rôle de Caterina ait été confié à une mezzo.
Dès la cabalette du prologue « Vieni o tu », nous savons que la soirée sera réussie. Maria Pia Piscitelli, soprano familière des grands rôles belcantistes, particulièrement de Donizetti, aborde pour la première fois cette partition. Authentique héritière de Leyla Gencer, qui fut la première à redécouvrir l’ouvrage, elle en a les qualités vocales et expressives, la sensibilité, la noblesse aussi, le sens dramatique enfin. Certes, les pianissimi de Monserrat Caballé demeurent inégalés, mais pour le reste, l’essentiel donc, nous avons affaire à une très grande cantatrice, qui tient là un rôle à sa mesure. Plénitude de l’émission, dans tous les registres, vérité dramatique, elle campe une formidable héroïne sous toutes ses facettes psychologiques, de la tendresse, de la passion à la révolte, du désespoir à une forme de rédemption lors de la mort de son époux et au départ de Gerardo, lorsqu’elle accepte de monter sur le trône, au service de son peuple. Elle est Caterina, avec une conviction absolue : « Spera in me » (duo avec Gerardo), sa belle prière « Pietà, o Signor », plus méditative que religieuse, introduite et ponctuée par les cors… son second duo avec Gerardo « Da quel di », puis avec Lusignano, sa cabalette finale « Non più affanni », déterminée, grave – y compris dans le registre – où elle habite enfin son personnage de reine. Enea Scala, Gerardo, écouté cette saison dans un remarquable Belfiore a ce soir de l’énergie à revendre, et sa vaillance n’exclut pas l’émotion. Parfait belcantiste, à l’émission claire, assortie d’ une grande maîtrise de la respiration, d’une belle projection, il s’acquitte avec brio de son rôle en tous points exigeant. Les moments forts en sont le magnifique duo « Vedi, io piango », avec Lusignano, où ils se jurent une amitié indéfectible et la cabalette « Morte, morte ! » avec chœur au début de l’acte II. Franco Vassallo est un formidable Lusignano : une voix pleine, chaleureuse, bien projetée, qui nous émeut. Dès la fin du premier acte, son « Se il posso » est idéal. Et le dernier duo avec Caterina « Orsu della vittoria » suffirait à lui seul à nous convaincre que nous avons affaire à un grand chanteur. François Lis, basse, clair de voix, magistral, impressionne. Le parfait méchant. Le rôle, psychologiquement pauvre, n’en est pas moins d’un réel intérêt musical. Le « Credi che dorma » du second acte est splendide d’ autorité. Les seconds rôles ne connaissent pas de faiblesse notoire. Paul Gay incarne avec justesse Andrea Cornaro, le père de l’héroïne. La voix semble usée, mais convient parfaitement au rôle. Franck Bard est un chevalier tout-à-fait honorable et Julie Knecht (qui chantait une belle Solveig à Dijon) nous révèle un beau registre de mezzo. Yves Saelens, l’espion, le traitre Strozzi, au service de Mocenigo, remplit son contrat. Paolo Carignani est un chef lyrique expérimenté, et rôdé à ce répertoire. Il dirige avec autorité, distinction et goût : jamais le moindre soupçon de vulgarité à l’orchestre, malgré des procédés d’écriture qui, trop souvent, y ont prêté. Les ensembles sont remarquablement conduits. Une musique qu’il sait faire respirer.
Le chœur intervient fréquemment sous toutes ses déclinaisons, mixte « Siccome veltri » (acte I), « Oh Ciel ! Che tumulto » (acte II), de voix de femmes « Gemmata il certo » ou de voix d’hommes. L’écriture en est intéressante et la prestation des deux chœurs réunis (de la Radio Lettone et de l’Opéra de Montpellier) n’appelle que des éloges. De l’éclat, une cohésion, des couleurs et des accents insoupçonnés nous ravissent. L’orchestre de l’Opéra national de Montpellier remplit sa mission avec goût et élégance, des soli (ainsi la clarinette, les quatre cors) aux tutti martiaux qui ouvrent le second acte, pas une défaillance dans ce bel ensemble,
Le public fait un triomphe à Maria Pia Piscitelli et à ses partenaires, ainsi qu’au chef, à l’orchestre et aux chœurs. Les rappels sont nombreux et l’ouvrage, diffusé sur France-Musique et sur plusieurs chaînes affiliées à l’U.E.R. devrait s’imposer maintenant à la scène, à côté des autres chefs-d’œuvre du « cygne de Bergame ».
* Dans la version révisée de Parme, Catarina apprend que Gerardo a été tué dans la bataille.