Si la saison du Teatro Colon ne commence qu’aux alentours du 15 mars, les langueurs de l’été sud-américain finissant accueillent sur les rives du fleuve d’Argent un festival de musiques contemporaines (De Materie de Louis Andriessen était programmé deux jours consécutifs) et les débuts de la saison symphonique de l’Orquesta Filarmonica de Buenos Aires dont l’illustre bâtiment est aussi la résidence. La salle comble, en grande partie sur abonnement, pour un programme incluant une œuvre contemporaine d’Esteban Benzecry et les Carmina Burana de Carl Orff, témoigne de la vigueur de l’engouement des portègnes. En cette soirée de reprise, le directeur musical mexicain Enrique Arturo Demiecke se fend d’un discours introductif de défense du financement de la culture (l’Argentine n’en finit pas de se remettre de la crise financière), et d’un hommage à Damian Ramirez, jeune contre-ténor de 31 ans décédé le 12 janvier 2017 et qui devait interpréter la partie du cygne dans l’œuvre d’Orff. Madre Tierra, diptique symphonique créée à Radio France dans le cadre du festival « Présences 2015 » (19 février 2015) lors de la saison inaugurale du nouvel Auditorium, permet à l’orchestre de se remettre dans le bain. L’œuvre « à programme » apparaît comme un patchwork entre une introduction atonale qui bascule dans un amoncellement de cellules laissant entendre toutes sortes d’influences : Chostakovitch, Wagner, Janacek… et des touches plus autochtones pour évoquer la Pacha Mama et Nuke Mapu. La grande transparence de l’orchestre et l’acoustique précise et chaude du Colon permettent d’apprécier cette introduction, même si l’on regrette une certaine monotonie avec peu de nuances et un volume presque toujours mezzo-forte.
En deuxième partie, à l’image de son discours à la fois grave, plein d’humour et de saillies, Enrique Arturo Demiecke dirige Carmina Burana dans des tempi vifs et avec beaucoup de contrastes. Les crescendos de « fortuna » font entendre l’orchestre dans toute sa cohésion et sa force. Chaque pupitre brille par ses attaques mordantes et une grande souplesse pour suivre les ruptures de rythme et de nuances exigées par le chef. Les violoncelles et contrebasses charpentent la texture de la plupart des chants bien secondés par des percussions savamment dosées, que viennent colorer une petite harmonie fruitée et des cuivres mats. Les violons se saisissent quant à eux des contrechants et commentaires venant pimenter le discours qui se déploie dès lors. Celui-ci est moins européen et médiéviste que ce à quoi les canons de l’œuvre nous ont habitués. Les danses de la taverne regardent davantage la culture latino-ibérique et les chants d’amours déçues puis retrouvées lorgnent vers la milonga… avec toutes les exubérances que cela induit. La fresque globale en devient pittoresque et grandiose, pathétique et lyrique pour s’achever dans un triomphe.
Un succès où le Coro estable del Teatro Colon et le Coro de Ninos del Teatro Colon jouent un grand rôle. Même dans les tempi endiablés voulus par le chef, ils gardent toute leur cohésion et surpassent, malgré leur position en fond de scène, la masse de l’orchestre dans les tutti. Si les sopranos concèdent une ou deux duretés dans les passages les plus tendus, basses, barytons et ténors sont irréprochables. Au delà de la technique, l’interprétation suit à la lettre et les ambiances de la partition et les partis pris du chef. Les jeunes chanteurs n’ont pas à rougir devant leurs ainés, ils marchent dans leur pas tant pour la rigueur que pour la beauté intrinsèque de leur chant.
Enfin, Martin Oro nasalise son émission pour rendre toute la plainte du cygne. Laura Rizzo entame avec précaution sa partie ce qui nuit quelque peu à la ligne de son chant. Le cristal de son timbre trouve un bel emploi dans ses dernières interventions et la voix acquiert une belle agilité. Alfonso Mujica remporte la palme chez les solistes : douceur et rondeur du chant, style de la ligne et puissance lui permettent toutes les nuances et les affects qui culminent dans « circa mea pectora », triste et révolté.