Le 14 septembre, c’est La Juive que le public aurait dû entendre à l’Opéra de Vienne. Malheureusement, pour des raisons de santé, les titulaires des deux rôles principaux ont dû annuler leur participation au spectacle et la direction du Wiener Staatsoper n’ayant pas trouvé de remplaçants à temps, elle a préféré programmer une série de Bohème avec Netrebko et Grigolo et rajouter une date supplémentaire aux représentations de Carmen déjà prévues. On regrette évidemment Halévy, mais l’un des plus éminents directeurs de l’institution, Gustav Mahler, ne disait-il pas lui-même que l’œuvre de Bizet est « l’une des plus fines et des plus nettement travaillées que l’on puisse imaginer » et qu’il y découvrait « toujours des éléments nouveaux », et comment lui donner tort ?
L’inévitable Carmen de Calixto Bieito est l’une des productions lyriques qui a le plus voyagé en Europe et dans le monde : créée à Peralada en 1999, il s’agissait alors d’une coproduction avec Naples et Palerme. Elle a ensuite été donnée à Barcelone, à Venise, à Londres, à San Francisco, Boston, à Paris et enfin à Vienne en 2021… Elle a déjà été mainte fois commentée ici et il n’est peut-être pas nécessaire d’en rajouter beaucoup. Rappelons seulement que l’action est transposée dans une Espagne au franquisme finissant, peut-être d’ailleurs quelque part dans les enclaves espagnoles du Maroc, à Melilla ou Ceuta. Le vert-de-gris des uniformes militaires est la couleur dominante, loin des ors et des rouges que l’imaginaire collectif rattache à l’œuvre de Bizet. Littéralisant avec crudité ce que le livret de Meilhac et Halévy ne fait parfois que suggérer, la proposition de Bieito développe un univers crasseux, brutal, sordide, qui se révèle d’une grande efficacité dramatique. Pour un spectateur de l’Opéra Bastille, la différence de perception essentielle découle ici des dimensions du cadre de scène, plus resserré : l’action gagne en concentration et les tableaux en fulgurance. Notons que la mise en place des scènes d’ensemble est à Vienne particulièrement réussie et que la feria du début de l’acte IV constitue – étonnamment – le moment le plus enthousiasmant de la représentation. Bien qu’ancienne et maintes fois présentées, la production soulève tout de même le mécontentement de quelques spectateurs viennois qui lancent des huées à la fin du premier acte.
Sur le plateau, une distribution internationale est réunie, avec essentiellement des grands habitués des rôles, sans aucun francophone. L’un des défauts de la mise en scène de Bieito étant les coupures pratiquées dans les dialogues et dans certaines scènes, cela ne pose a priori pas de problème particulier. Mais on note, malgré la présence d’un souffleur, plusieurs erreurs de texte et des phrasés peu idiomatiques. Les seconds rôles cependant sont exempts de ces défauts, à commencer par les très beaux Zuniga et Moralès d’Ilja Kazakov et Stefan Astakhov. Le quatuor de contrebandiers est aussi constitués de très bons éléments, Maria Nazarova en Frasquita, Isabel Signoret en Mercédès, Carlos Osuna en Remendado et Michael Arivony en Dancaïre. Se distinguent tout particulièrement la présence scénique et le timbre homogène d’Isabel Signoret, ainsi que la clarté d’émission et le style très racé de Carlos Osuna.
Le timbre d’Erwin Schrott a considérablement perdu en homogénéité et sa ligne de chant est souvent cahoteuse. Son abatage scénique fait cependant toujours son effet et son Escamillo macho et charismatique ne manque évidemment pas d’efficacité. S’il se sort avec les honneurs de son Toast, grâce à une forme de parlando très gouailleur, l’absence de ligne musicale dans ses apparitions suivantes est vraiment dérangeante : il chante dans un français particulièrement flou et place des accents expressifs à des endroits incongrus, comme si la prosodie lui échappait totalement.
Slávka Zámečníková est quant à elle d’une bien plus grande probité stylistique. Sa Micaëla est de caractère, se conformant idéalement à la lecture du personnage par Bieito : elle embrasse franchement Don José sur la bouche et lance un bras d’honneur à Carmen. Le timbre est celui d’un soprano lyrique, très onctueux et doux, mais avec un soupçon de ténèbres qui donnent au personnage une grande épaisseur : ce n’est pas qu’une jeune fille naïve « en jupe bleue et nattes tombantes ». Elle s’impose d’ailleurs particulièrement plus dans les ensembles, où elle fait preuve d’un tempérament certain, que dans son air du troisième acte, plus réservé, moins tranchant.
Comme Erwin Schrott, Piotr Beczala et Elīna Garanča sont des habitués de l’œuvre, tout autant que de la production, le premier ayant déjà chanté le rôle à Vienne en 2021 lors de l’entrée au répertoire de la mise en scène, la seconde s’étant produite à l’Opéra Bastille dans cette Carmen il y a quelques années. Tous les deux sont de grands artistes, et ils nous ont offert une belle soirée de répertoire, mais leur rencontre n’a pas fait jaillir l’étincelle qui fait les grands soirs. Le Don José de Piotr Beczala est un savant équilibre d’élégance et de brutalité contenue. Son air du deuxième acte est d’une tonalité plus héroïque que lyrique (et l’aigu final est débuté au moins mezzo forte), mais le timbre est naturellement doux et son portrait du brigadier est complet. Elle, elle est une Carmen au charisme ravageur, qui garde un on-ne-sait-quoi de rayonnant jusque dans le vil. Les graves sont un peu écrasés dans la gorge, puisqu’elle ne poitrine que très peu, et le français est très impressionniste, mais les aigus puissants, la séduction du timbre et l’impact vocal emportent tout sur leur passage.
À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Vienne, Yves Abel fait plus preuve de pragmatisme que d’une réelle vision dramatique. Les cordes ont une densité presque karajanesque et la petite harmonie colore cette masse épaisse de sonorités piquantes. Quant aux cuivres et aux percussions, ils prennent une place prépondérante dans l’équilibre sonore et donnent un éclat particulier aux moments qui leur réservent une belle part, comme l’entracte au début du dernier acte, énormément tragique.
Enfin, « saluons au passage, saluons les hardis » choristes, qui livrent le meilleur d’eux-mêmes, dans ce qui constitue de fait les meilleurs moments de la soirée. Le Chœur de l’Opéra de Vienne est en effet minutieusement préparé et fort investi dans toutes les scènes d’ensemble. Les pupitres féminins sonnent moins homogènes que les pupitres masculins, mais toutes et tous chantent cette musique avec un bonheur, voire une malice, tout à fait visible. Les jeunes enfants du chœur, au français impeccable, éblouissent tout autant.