Il y a des soirs comme cela dans l’opéra où, dès la première, les planètes semblent alignées. Comme par miracle. L’impression que tout est en place, l’énergie déborde, les enchaînements se font, les gestes s’enchaînent, les voix se marient ; et même les inévitables scories d’un soir de trac s’effacent dans un mouvement d’ensemble vertueux qui emporte tout avec lui et mène le spectateur à bon port. Et pour que tout y soit dans Carmen, il faut une sacrée convergence d’énergies positives, tant ce miracle de musique, de drame et de tragédie, chargé de nous tenir en haleine trois heures durant, n’est en réalité qu’une succession de pièges et chausse-trappes dont le moindre n’est pas son effrayante popularité, qui doit en dissuader certains ou plutôt certaines de se frotter à des rôles gavés de références historiques, et pour lesquels les superlatifs les plus absolus ont été convoqués. On ne s’y trompera pas toutefois : pour réussir Carmen, il faut une grande Carmen. Tout orchestre, toute mise en scène, tous José, Escamillo et Micaëla réunis n’y feront rien si Carmen n’est pas là. Elle est la condition nécessaire.
Toulouse, pour débuter 2022, reprenait la production de Jean-Louis Grinda qui, même si elle fut en son temps chroniquée dans ces colonnes, mérite, pour son intelligence, qu’on y revienne. Toulouse en fait attendait Marie-Nicole Lemieux qui prenait – enfin – le rôle. Et elle est entrée tête haute dans la cour des grandes Carmen. Nous croira-t-on si l’on dit que la partie nous a semblé gagnée dès le premier « Quand je vous aimerai », dès les premières notes soufflées ? Chacun a senti alors que le rôle était pris, au sens tactile du terme, que le personnage était campé, définitivement, que la Carmen qui allait nous être donnée de voir et d’entendre était toute entière dans ses premières notes. La chaleur bien sûr ; c’est d’une telle banalité quand on parle de la voix de Lemieux ; mais ce soir-là c’était une chaleur brûlante, incandescente, aux flammes et flammèches inextinguibles. Don José ne pouvait résister à cela, comme plus tard Escamillo et comme avant eux tant d’autres sans doute. Mais pas que la chaleur. Ce qui a frappé dans le parti pris vocal de Lemieux c’est un invraisemblable chromatisme de la voix. Mais où diable, se demandait-on, est-elle allée chercher toutes ses nuances millimétriques ? Elle réussit à dire tout et bien d’autres choses encore dans une simple inflexion de la voix, dans une voyelle qui expire ou renaît. Et puis les graves bien sûr ; qui manquent tant à tant de Carmen sur le circuit. Facile pour Lemieux diront certains ; certes, on sent le bas de la portée aisé mais il ne suffit pas de descendre dans le tréfonds des lignes, il faut encore les habiter, nous faire frémir dans la descente aux enfers (on se souviendra de son triple « La mort » de damnée qui ponctue le trio des cartes au III ou encore le « Je ne te cèderai pas » au IV). Les aigus sont peu sollicités dans la partition mais quand ils le sont, ils nous explosent à la figure ; dans son duel avec José au IV, les énergies ultimes sont libérées et ce duel, José le perd d’avance en réalité – et il le sait à coup sûr ! Nous ne regrettons pas qu’elle nous ait fait si longtemps attendre sa Carmen ; c’est sans doute qu’il lui a fallu emmagasiner tant de vie, tant d’expériences, tant de réflexion aussi sur un personnage aussi brûlant. Ces choses-là ne se font pas d’un claquement de doigts ; Carmen est un des rôles les plus redoutables du répertoire, quoi qu’on en dise, et l’aborder, et surtout y réussir, relève d’une formidable gageure.
© Mirco Magliocca
Mais nous ne voudrions pas laisser penser que ce spectacle ait valu par son seul rôle-titre ; les planètes étaient alignées disions-nous. Don José tout d’abord : Jean-François Borras, une merveille de chant français à la diction si juste. Il a réussi assez vite à se libérer. Son deuxième acte est magnifique et même si le si bémol piano de « La fleur que tu m’avais jetée » n’est pas aussi naturel qu’on pourrait le souhaiter, l’intelligence du chant, le legato maîtrisé ont fait merveille, sans parler d’un jeu aussi rude et physique que juste. Nous ferons la même remarque pour l’Escamillo d’Alexandre Duhamel qui campe un fier toréador, sûr de sa technique tauromachique et amoureuse. Les graves sont pleins ; n’a-t-il pas manqué un mordant, une folie, seuls dignes peut-être d’emporter si vite le cœur de Carmen ? Une formidable découverte ensuite, la Micaëla d’Elsa Benoit que nous voyions pour la première fois. Inutile de cacher le coup de cœur pour la grâce, l’élégance, la noblesse de la voix. Un velours au service d’une prononciation qui conférait à Micaëla une dignité rarement vue. Si nous avons craint quelques instants seulement l’étroitesse de la voix, nous avons été très vite rassuré. Le duo avec José a été d’une remarquable intelligence, Borras sachant contenir sa projection pour permettre le juste équilibre entre les deux voix. Puis son air du III, qui lui valut un succès mérité, nous permet de dire que nous tenons là une jeune cantatrice à suivre.
Magnifiques seconds rôles qui méritent d’être cités : Jean-Vincent Blot et Victor Sicard en Zunga et Morales parfaitement complémentaires. Marie-Bénédicte Souquet en Frasquita aux aigus performants et sa complice Grace Durham, pétillante Mercédès. Enfin Olivier Grand (Dancaïre), Paco Garcia (Remendado) et Frank T’Hézan (Lilas Pastia) complètent une distribution sans maillon faible.
Les chœurs et la maîtrise du Capitole, quoiqu’entravés par des masques, ont suivi à la lettre la battue du maestro Giuliano Carella dont on aurait aimé parfois qu’il dynamise davantage son magnifique orchestre. Un mot aussi pour Irene Rodriguez Olvera, jeune danseuse espagnole de flamenco qui campe un double de Carmen jeune et ponctue le spectacle de pas de danses, claquettes et castagnettes, magiques.
Cette production reprend la proposition de Jean-Louis Grinda déjà vue à Toulouse mais aussi à Marseille et Monte-Carlo. Nous parlions d’intelligence pour cette lecture en flash back qui donne à voir pendant l’ouverture la dramatique conclusion de l’œuvre. Une fois Don José arrêté, il revoit le début de l’histoire, l’arrivée notamment de Micaëla à la caserne, et il mesure alors l’immensité du désastre auquel le fil inéluctable de cette tragédie a conduit. Un seul décor composé de deux blocs courbes en perpétuel mouvement qui assurent pertinemment les transitions. Les costumes et les éclairages aussi étaient de la fête ; décidément l’année commence bien.