Carmen est emblématique du chant français, avec sa clarté, sa langue dont la diction doit être exemplaire. Le choix a été fait de la version originale, avec les dialogues parlés, parfois actualisés, qui ne sonnent pas toujours juste. Le côté théâtral est renforcé. On pouvait redouter que ce soit un piège pour les chanteurs, car, en dehors des familiers de la comédie musicale et de l’opérette, rares sont ceux dont le parler sonne vrai. Ici, chacun passe avec naturel d’un registre à l’autre et le pari est gagné. Par ailleurs, la diction est exemplaire : l’auditeur qui découvrirait l’ouvrage peut se dispenser du sur-titrage (bilingue, puisque le public d’Outre-Rhin est conséquent).
Christophe Rizoud avait rendu compte de la création lilloise (Un événement et un avènement), relayé par Jean-Marcel Humbert lors de son édition en DVD (un œil noir te regarde). Onze ans après, la production de Jean-François Sivadier se renouvelle à Strasbourg. Stéphanie d’Oustrac, Régis Mengus (promu Escamillo) et Raphaël Brémard, seuls, demeurent de la première.
Le regard de Jean-François Sivadier, s’il embrasse tout l’ouvrage, l’enrichit de clins d’œil bienvenus. Les détails, le plus souvent savoureux, fourmillent et attestent de la réflexion approfondie du comédien. La mise en scène, sobre, efficace, focalise l’attention sur les acteurs du drame, solistes, choristes et figurants. Il réalise l’exploit de servir l’ouvrage avec une grande fidélité, sans surcharge d’intentions personnelles, sans parti pris de surlignage, assorti d’une louable économie de moyens. Il restitue toute la riche palette des émotions, de la tendresse à la violence physique. Les décors d’Alexandre de Dardel se réduisent à un dispositif modulable (gradins, panneaux symétriques, palissade) et à quelques accessoires. L’attention, on l’a dit, se concentre sur les protagonistes comme sur les tableaux animés qui renouvellent le propos, à la faveur des lumières recherchées de Philippe Berthomé. Les scènes de foule, particulièrement animées, constituent autant de réussites. La direction d’acteurs choisit d’accentuer avec humour et distanciation les clichés attachés à chacun. Les gestes synchronisés (hommes se lissant les cheveux, femmes jouant de leurs éventails…) appellent le sourire. Les chorégraphies, bien pensées, de Johanne Saunier, souffrent ponctuellement de réglages inaboutis, mais la production sera donnée encore huit fois…
Stéphanie d’Oustrac possède les moyens et le tempérament de Carmen. Depuis sa prise de rôle, sa voix a gagné en profondeur, la formidable comédienne a fouillé son personnage pour se l’approprier dans sa totalité. Elle s’impose vocalement et dramatiquement dès son apparition. Evidemment, ses airs et duos sont servis avec une rare maîtrise, son engagement, sa sincérité concourent à l’émotion, qui ira croissant jusqu’à son sacrifice, orgueilleux et digne. Une très grande Carmen. Don José est incarné par Edgaras Montvidas, ténor lituanien au français irréprochable. Les intonations, parfois peu flatteuses, ne font pas oublier la chaleur du timbre. Le chanteur s’épanouira au fil de l’ouvrage. « La fleur que tu m’avais jetée » (avec son si bémol piano) appelle les applaudissements, mérités. L’effort, souvent perceptible, s’oublie au profit de la tension grandissante jusqu’au dénouement, dont les spectateurs auront la surprise.
Stéphanie d’Oustrac (Carmen) dans le trio des cartes © Klara Beck
Régis Mengus (Moralès à Lille) chante Escamillo, peut-être le rôle vocalement le plus difficile par son écriture et sa tessiture. Si ses couplets manquent un peu de bravoure, il trouve le style, le mordant, le panache, mais aussi l’émotion et l’élégance dans la suite de l’ouvrage. Amina Edris, ovationnée par le public, est Micaela. Somptueux soprano lyrique, elle se montre remarquable dans cet emploi. La voix est sonore, colorée et conduite avec art. Mais le personnage surprend : oubliée, la fraîche adolescente, sincère, au profit de la rivale de Carmen, usant avec maladresse de ses charmes pour conquérir Don José. Pourquoi pas ? On imagine aisément une prise du rôle-titre dans un proche avenir, tant les moyens l’y autorisent. Zuniga et Moralès (Guilhem Worms et Anas Séguin) n’appellent que des éloges. Le Dancaïre et le Remendado (Christophe Gay et Raphaël Brémard) sont irrésistibles : la direction d’acteurs leur réserve une charge humoristique bienvenue. Les voix, idéalement assorties, sont claires, sonores, animées d’une vivacité commune.
Le quintette est ainsi l’une des réussites les plus achevées de la soirée : chacun s’y montre aussi engagé, intelligible, d’une vie prodigieuse. N’oublions pas le trio des cartes : Frasquita (Judith Fa) et Mercédès (Séraphine Cotrez) y excellent, comme dans leurs autres interventions, tant sur le plan vocal que par leur jeu.
Le quintette (avec Lilas Pastia), © Klara Beck
Les nombreux chœurs, d’hommes, de femmes, mixtes, les chœurs d’enfants, sont ici plus essentiels que jamais, tant par leurs qualités musicales, par leur souci d’intelligibilité, que par leur présence scénique, individualisée, à laquelle chacun se prête avec bonheur. L’activité des enfants ne se limite pas aux chœurs célèbres : dès avant le début du prélude, leurs jeux retiennent l’attention. On les retrouvera avec bonheur en nombre d’occasions, facétieux, turbulents, apportant une note de gaieté et de fraîcheur tonique.
L’Orchestre symphonique de Mulhouse est en fosse et se prête fort bien à l’exercice. La direction de Marta Gardolinska – dont c’est la première Carmen – imprime sa jeunesse et son ardeur à la partition, toujours soucieuse de chacun. La palette expressive est large, sans jamais tomber dans le maniérisme ou le clinquant. Si certains tempi surprennent, il faut souligner la beauté des passages chambristes comme la qualité des soli instrumentaux. Chaque acte avance, on oublie la succession des numéros.
Malgré les réserves énoncées ici et là, un spectacle d’une qualité rare qu’il faut découvrir, ou retrouver, garant d’une soirée réussie, redevable à une valeureuse équipe, conduite par Jean-François Sivadier.