Le prestigieux Festival de Gstaad – Menuhin a choisi Paris comme fil conducteur de la programmation de son édition 2019, ce qui nous vaut une large part d’œuvres françaises, confiées à des interprètes inspirés. Carmen s’inscrit parfaitement dans ce projet et a drainé le public le plus nombreux. L’alléchante distribution réunit des voix d’exception pour les quatre grands rôles, chanteurs aux parcours aussi riches que variés. Les seconds, qui viennent principalement de Zürich, ne déméritent pas, voire constituent de belles promesses.
La formule sibylline «in halbszenischer Aufführung » [version semi-scénique] nous réservait quelques surprises. L’orchestre et les chœurs occupent évidemment le plateau, ne laissant que l’avant-scène aux évolutions des solistes et des gamins. Point de décor, mais un habile système de projection sur trois immenses éventails décorant le fond et les côtés, les éclairages complémentaires, conventionnels et criards, étant diffusés sur les panneaux supports. Quatre danseuses, gitanes en robe rouge, plus suissesses qu’andalouses, interviennent dans le prélude et au dernier entracte. Les chanteurs sont costumés de façon satisfaisante, uniformes militaires, robe rouge de Carmen, tenue modeste de Micaëla etc. Tous sont rompus à la scène. Leur jeu est bienvenu, sans qu’on puisse toutefois parler d’une direction d’acteur.
Carmen (Gaëlle Arquez) et Don José (Marcelo Alvarez) © Rafaël Faux – Gstaad Festival
Nous l’avions présumé dès avant sa prise de rôle, notre Carmen est idéale. (Gaëlle Arquez, une nouvelle Carmen ?). Depuis 2016, Gaëlle Arquez est Carmen (Frankfort, puis Bregenz, le ROH, enfin Munich), partout sauf en France… ce qui est scandaleux. Après son Iphigénie au TCE, elle chantera la Muse et Nicklause à Vienne dans les prochaines semaines. Nos grandes scènes l’auraient-elles oubliée dans le répertoire le plus français ? Ses qualités lui permettent de crever l’écran : son timbre chaleureux, corsé, sa diction exemplaire, ses phrasés caressants comme véhéments nous ravissent. Pleinement épanouie, sa présence scénique rayonne : elle est cette femme indépendante et fière, séductrice désinvolte, amoureuse, inconstante. Malgré les lourds handicaps de la direction, de l’orchestre et des chœurs, sa seule présence justifiait le déplacement. Marcelo Alvarez, le grand ténor argentin, chante rarement Don José (il y a un an au Wiener Staatsoper). Les ans n’ont pas de prise : la voix est intacte, claire, ardente, nuancée, ses piani conservent toute leur magie, même si la prosodie laisse souvent à désirer. Malgré son premier duo avec Micaëla, accompli, équilibré, il nous faudra attendre la fin du deuxième acte pour que le chant et le jeu soient pleinement convaincants. Julie Fuchs est une magnifique Micaëla, tendre, inquiète, courageuse. Pas de ces utilités un peu falotes, mais une Micaëla de chair et de sang, fraîche mais sans naïveté. Malgré un orchestre qui ignore ce qu’est la tendresse, chacune de ses interventions ravit le public, à juste titre. Luca Pisaroni, dont l’abattage, la prestance, le timbre impérieux comme la souplesse et la qualité de la diction sont connus, trouve en Escamillo un rôle à sa mesure. Il prend ici une épaisseur humaine qui nous émeut, loin de la caricature qui nous est trop souvent proposée. Mercédès de ce soir, Kristina Stanek remplace Sinéas O’Kelly au pied levé. Elle fait très forte impression : ses moyens lui permettraient d’endosser le rôle-titre, si ce n’est déjà fait. La voix est sonore, aux graves chaleureux, égale dans toute sa tessiture, expressive. A suivre. Frasquita – Uiana Alexyuk – n’est pas en reste : clarté et puissance de l’émission, souplesse et articulation lui permettent de concourir à un duo, puis à un trio (des cartes) remarquables. Le Remendado (Omer Kobiljak), le Dancaïre (Manuel Walser) s’entendent comme larrons en foire. Le Zuniga de Alexander Kiechle s’avère correct, comme le Morales de Dean Murphy, malgré la maîtrise incertaine de notre langue. Les ensembles vont de l’excellence (certains duos, notamment l’ultime, entre Carmen et Don José) à l’insipide (le quintette).
Si l’auditeur retrouve ses airs favoris – c’est bien le moins – l’ouvrage est malmené, voire défiguré. Non seulement on peine parfois à s’y retrouver (suppression d’un numéro, orchestration…) malgré le respect général des enchaînements. Ce qui est plus grave, c’est que le chef ait oublié les origines de Carmen, pour nous proposer un opéra plus proche d’un certain vérisme que de l’esprit français. La légèreté, le sourire, la sensualité lui semblent étrangères. L’orchestre, les chœurs sont surdimensionnés, et l’acoustique favorable du lieu ajoute encore à leur véhémence. La direction de Marco Armiliato déçoit, focalisée sur l’orchestre, sans âme, avec des partis-pris dont on ne comprend pas la raison. Certains tempi sont étirés ou précipités de façon artificielle, là, des accélérations surprenantes… L’orchestre bombe le torse, montre ses muscles, mais on recherche en vain l’élégance, le raffinement, l’esprit et la verve. Les chœurs sont précis, appliqués, puissants, rarement intelligibles, raides, sans une once de chaleur souriante. Rares sont les moments où les couleurs, les équilibres sont gratifiants. Ainsi, le chœur d’enfants de la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève, qui mérite d’être félicité. L’émission, la cohésion, rare, la présence scénique et la joie des jeunes chanteurs, communicative, sont manifestes.
D’une soirée où l’excellence a cohabité avec la médiocrité, ne retenons que la première.