On vient à Bregenz assister sur la scène de plein air du lac à une grande fête populaire, à du grand spectacle genre music-hall adaptés à l’opéra, à des effets scéniques plus extraordinaires encore qu’à Broadway. Mais ce n’est certes pas là que l’on peut espérer voir la représentation du siècle. Et cela pour deux raisons principales. Les voix sont sonorisées, fort bien il est vrai avec une spatialisation remarquable (par Gernot Gögele et Alwin Bösch), mais rien ne permet de juger de leur puissance réelle. Surtout l’œuvre, qui ne doit pas dépasser une durée de deux heures, se trouve souvent amputée d’un grand nombre de moments pourtant importants – dans cette représentation de Carmen : les chœurs des débuts des 3e et 4e actes, la plupart des reprises (duo Micaëla-Don José du premier acte ainsi écourté), et de la totalité des dialogues, qu’ils soient selon les versions parlés ou chantés : le lyricomane n’y trouvera pas son compte. Quant au spectateur lambda, on se demande ce qu’il peut comprendre d’un tel « digest ».
Le fait qu’il n’y ait pas d’entracte offre bien sûr un resserrement de l’action plutôt favorable, encore accentué par la direction super rapide de Paolo Carignani, qui gomme des effets musicaux un peu éculés au profit d’une dynamique presque exagérée. Le spectateur est ainsi pris dans un tourbillon qui ne lui laisse pas le temps d’applaudir : encore un peu de temps de gagné ! Et quand en plus, comme ce soir, une forte pluie d’orage s’abat pendant plus d’une heure, on ne sait qui l’on doit admirer le plus, des acteurs qui se débattent sur scène dans la tourmente, ou des spectateurs qui restent tous stoïquement trempés sans bouger de leur place.
© Bregenzer Festpiele/Karl Foster
La distribution – très prometteuse – est globalement bien équilibrée, et la prononciation du français plutôt très bonne, y compris pour les chanteurs dont ce n’est pas la langue. La représentation est dominée par Gaëlle Arquez, qui s’est parfaitement adaptée aux contraintes du lieu. Après sa récente prise de rôle à Francfort, nous la découvrons donc dans ce personnage emblématique. On le savait déjà, sa voix de mezzo est magnifique, sans passage, ronde, charnue, sexy, bref propre à faire tourner toutes les têtes. Le physique ne l’est pas moins, et la caractérisation du personnage, aguichante sans vulgarité, compose une vraie jeune femme libre d’aujourd’hui. On note simplement quelques attaques où la voix hésite entre le parlé et le chanté (peut-être une maîtrise encore insuffisante du micro). Son Don José, Daniel Johansson, est un fort ténor (exceptionnel Hoffmann ici même il y a deux ans) dont la haute stature donne au personnage un caractère plutôt dominateur. De ce fait, il est meilleur dans les moments de révolte (fin du 3e acte) que dans ceux plus élégiaques. La Micaëla d’Elena Tsallagova n’a rien d’une frêle paysanne, son large et fort soprano donne au personnage une carrure plus inhabituelle, fort intéressante. Scott Hendricks (Escamillo) n’a jamais fait dans la dentelle, il le montre encore ce soir, et si le personnage est bien campé, il est moins convainquant vocalement parlant, du fait d’une voix qui perd en souplesse. On remarque bien sûr Marion Lebègue, belle Mercédès à la voix chaude, et Sébastien Soulès, Zuniga plein d’autorité jouant de sa belle voix de baryton-basse.
Que dire enfin de la production scénique ? L’ensemble est dominé par l’énorme décor d’Es Devlin représentant les deux mains de Carmen, cigarette (à bout filtre !) allumée entre deux doigts, en train de battre des cartes. Certaines, tombées à terre, constituent des plateaux pour les chanteurs. Elles reçoivent des images (vidéos de Luke Halls), qui changent tout au long du spectacle, permettant de varier les figures et couleurs de cartes à jouer, montrant de vieilles images de Séville, ou des gros plans en direct des chanteurs. Le procédé, sans être spectaculaire, est plutôt bien réussi, si ce n’est qu’il réduit la vision globale de l’œuvre au simple hasard des cartes, ce qui est quand même considérablement réducteur. Des couleurs suggestives (le rouge pour la mort…) baignent le décor selon le moment, et un feu d’artifice anime la corrida à Séville. Les costumes d’Anja Vang Kragh sont plutôt bien en situation, et les éclairages de Bruno Poet de qualité.
Reste la transposition « sur le lac » : il fallait faire se rejoindre l’histoire de Carmen en Andalousie et l’omniprésence de l’eau. C’est le point le plus faible de la démonstration. Au premier acte, les cigarières emplissent des seaux et les vident aussitôt, sans que l’on comprenne pourquoi. En revanche, Carmen qui s’échappe en plongeant dans le lac et se sauve d’un crawl viril (doublure musclée) est un joli moment. Les contrebandiers circulent en barques, et Escamillo les rejoint par le même moyen. Et à la fin, Don José noie Carmen au lieu de la poignarder. Bridée par ces contingences et par la multiplicité des plateaux faits de carte à jouer, la mise en scène de Kasper Holten n’est au total guère novatrice. Et pourquoi donc faire tuer Zuniga à la fin du 3e acte ? Il reprend par ailleurs des tics de Bregenz, notamment les équilibristes-alpinistes juchés tout en haut des cartes, dont on ne comprend absolument pas ce qu’ils ont à y faire : un bien inutile artifice qui détourne l’attention de l’essentiel.
Les représentations sont données à guichet fermé pour tout l’été, reprise l’an prochain.