Joan Matabosch continue de dérouler la recette de sa programmation (interview à paraître prochainement) et comble les lacunes dans le répertoire du Teatro Real. Si Capriccio de Richard Strauss a déjà connu une première madrilène, l’ultime somme du compositeur connaît cette saison les honneurs du Real pour la première fois. L’œuvre additionne d’ailleurs les qualités « mataboschiennes » : un challenge musical relatif avec une œuvre peu connue en péninsule ibérique, aussi complexe que bavarde (surtout après la scène des italiens), une distribution qui demande un esprit de troupe, quelques rôles principaux propices à l’invitation de chanteurs prestigieux et un livret palimpseste, distillat de toute l’œuvre du compositeur, propice à bien des audaces scéniques sans risque d’outrage, tant l’œuvre est kaléidoscopique.
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Challenge musical relevé haut la main : la salle est comble, le public attentif pendant plus de deux heures sans entracte et les saluts très expressifs. L’orchestre se révèlee parfaitement bien préparé et brille grâce à des violons soyeux et des cuivres précis et chaleureux. Asher Fisch capitalise sur cette bonne forme mais se perd dans un hédonisme sonore énervé que seules les quelques tuttis viendront réveiller. L’esprit de troupe, il est obtenu grâce à un temps de répétitions assez long pour cette nouvelle production ainsi que que par une myriade de seconds rôles, tous les serviteurs, recrutés dans l’excellent vivier de chanteurs madrilènes. Ils ont fort à faire en scène avant de se montrer tous très en voix dans leur brève scène comique.
Les rôles principaux présentent une très belle homogénéité. A l’image de Madeleine, il nous sera difficile de départager Flamand d’Olivier. Norman Reinhardt embrasse la muse du musicien par un phrasé léché ; André Schuen celle du poète par la puissance vocale. Josef Wagner possède l’élégance vocale du Comte tout autant que sa nonchalance scénique. Christof Fischesser propose un La Roche luxueux aux graves assurés, à l’endurance certaine et à l’expressivité sans faille. Son monologue de « dictateur de théâtre » conduit de la colère au dépit morbide, et lui vaudra une belle ovation aux saluts. Teresa Kronthaler a saisi l’essence du personnage de Clairon dont elle fait une séductrice redoutable. Dommage cependant que les graves se dérobe sous sa ligne vocale et la forcent à se réfugier souvent dans le sprechgesang. Leonor Bonilla à la voix fruitée, Juan José de Leon à l’aigu brillant et Torben Jürgens à la diction très appliquée, complètent avec bonheur cette troupe. Un ensemble dans lequel Malin Byström s’insère avec élégance et évidence jusqu’à la grande scène finale. La soprano suédoise dispose de largeur et de l’aisance nécessaire pour servir les derniers joyaux vocaux de Richard Strauss. La voix possède ce timbre capiteux et rond qui, dans ce rôle, fait immédiatement penser à Renée Fleming. Si elle n’en a pas (encore) tout le moelleux et la douceur, elle peut se targuer d’une musicalité hors pair et d’une composition scénique bluffante.
Christof Loy fait le choix judicieux d’un dispositif scénique simple. Le décor nous place dans un salon ovoïde, où les domestiques déplacent constamment les meubles, et où une porte dérobée autorise l’entrée des personnages au gré des scènes. Le metteur en scène révèle le choix final de Madeleine dès le sextuor initial. La comtesse ne choisira pas : Flamand retrouvera Olivier dans la bibliothèque à 11h et elle vieillira seule. Aussi l’opéra est-il traversé par deux figurantes, une Madeleine enfant en robe de ballerine qui s’amuse avec une marionnette et une Madeleine âgée – très bel hommage à Elizabeth McGorian, ancienne étoile à Londres, que de l’avoir invitée à porter ce rôle – qui hante déjà la jeune veuve, oublieuse des frasques de son frère ou des facéties plus ou moins lubriques de sa domesticité. Entre passé, présent et futur, Christof Loy signe donc une proposition réglée au millimètre et épouse les grands enjeux de cette œuvre testamentaire.