Baudelaire le voulait rose et noir, et c’est ce qui nous avait d’abord été promis : le concert de cantates italiennes de Haendel donné au Théâtre des Champs-Elysées le samedi 7 avril, dans le cadre d’une tournée européenne, devait associer à Sabine Devieilhe sa consœur mezzo Marianne Crebassa. Pour une raison non précisée, celle-ci s’est retirée de l’opération et a laissé la place à une personnalité à peine moins médiatique, et dont il n’est même pas sûr que la maturité artistique soit moins aboutie : Lea Desandre, dont l’encore jeune carrière est déjà riche de dates marquantes. Le programme du concert reste néanmoins inchangé, qui permet à Emmanuelle Haïm, après Alcina il y a peu, de revenir à Haendel mais par le biais de ces cantates italiennes qu’elle dirigea jadis au disque : Arcadian Duets en 2002, Delirio en 2005 avec Natalie Dessay. Ce n’est pas cette fois son Concert d’Astrée au complet qui revient sur la scène du TCE, mais cinq instrumentistes autour de la chef et claveciniste. Vert à l’extérieur, mais dévoilant un intérieur rose dès qu’il souvre, le clavecin que touche Emmanuelle Haïm, entourée de deux violons, d’une violoncelle et d’une contrebasse, sans oublier le luthiste Thomas Dunford. Cette formation se fera entendre seule entre les deux cantates pour voix soliste de la première partie, lorsqu’elle interprète avec beaucoup de sensibilité la Sonate en trio dont le premier mouvement reprend le superbe « Credete al mio dolore » de Morgana dans Alcina (la flûte à laquelle la partition destine la mélodie est ici remplacée par un violon).
Un quart d’heure auparavant, le concert s’était ouvert avec une cantate qui n’est peut-être pas la plus éloquente de toutes celles qu’a composées Haendel. Malgré son sujet, maintes fois traités par des opéras de la même époque, cette Armida abbandonata laisse l’auditeur sur sa faim, et même Sabine Devieilhe ne peut en tirer mieux que quelques jolis passages, d’un rose charmant mais qui ne saurait susciter un réel enthousiasme. Avec La Lucrezia, Lea Desandre a tout autre chose à se mettre sous la dent : l’œuvre rayonne d’emblée d’un dramatisme bien plus soutenu, comme si le jeune compositeur y dépassait déjà l’inexpérience de ses vertes années pour atteindre d’emblée ce pouvoir d’émotion qui allait par la suite caractériser ses meilleures partitions. Par la théâtralité naturelle de sa diction italienne, par le galbe de sa voix, la mezzo conquiert l’auditeur et le retient jusqu’au stupéfiant saut de l’aigu jusqu’à l’extrême grave sur les dernières syllabes du dernier mot, « vendetta ».
Après l’entracte, la cantate a deux voix permettra de gagner encore quelques degrés. Le berger Aminte et la bergère Phillis ont ici mieux à faire que de garder leurs roses et verts moutons, et au désespoir amoureux de l’un répond la moquerie cruelle de l’autre : ce n’est qu’au sixième air, après qu’Aminte a plaidé sa cause par trois fois que la belle se laisse attendrir, après quoi tous deux expriment leur contentement dans un air chacun, puis unissent leurs voix dans un duo dont la virtuosité est censée inviter les auditeurs à « tourner leur regard vers le Ciel ». Les amateurs de Haendel auront reconnu au passage diverses pages devenues beaucoup plus célèbres lorsqu’elles furent réutilisées, notamment dans Agrippina. Contrairement à la répartition traditionnelle des rôles, la soprano est ici le jeune homme, et Sabine Devieilhe s’autorise toutes sortes d’incursions dans le suraigu à des fins expressives ; la demoiselle est mezzo, et Lea Desandre joue avec délices la belle indifférente.
Transporté par ce dialogue enflammé, le public réclame et obtient deux bis : l’exquis et volubile « Bramo aver mille vite » d’Ariodante (où la mezzo redevient le monsieur), et l’ineffable « Pur ti miro » du Couronnement de Poppée : Paris a bien de la chance, car en août à Salzbourg, Lea Desandre ne sera qu’Amour et Valletto. Quant à Sabine Devieilhe, sera-t-elle un jour Poppée ?