Trois concerts pour un double portrait : Bozar avait choisi cette saison de réunir François Lazarevitch, flûtiste et fondateur de l’ensemble Les Musiciens de Saint-Julien, et Justin Taylor, jeune prodige du clavecin révélé par le Concours de Bruges en 2015 dont il remporta le très prestigieux premier prix. Après un récital solo, où le claviériste se partageait entre les sautereaux et les petits marteaux (Bach, Rameau, Balbastre, Mozart et Boutmy), puis une soirée dédiée à l’art du portrait à travers la musique en trio de Forqueray, Rameau et Leclair avec le concours de la violiste Lucile Boulanger, mercredi dernier, au Conservatoire de Bruxelles, Les Musiciens de Saint-Julien accompagnaient Sandrine Piau dans deux chefs-d’œuvre de Clérambault – n’ayons pas peur des mots, ils ne sont pas galvaudés –, à savoir Orphée, cantate qui a fait plus pour la notoriété du musicien que tout autre composition, et en seconde partie Léandre et Héro, précédées de pages instrumentales.
Suites chambristes destinée à de simples amateurs et pour cette raison « d’une exécution facile », les Recréations de musique de Jean-Marie Leclair évoluent dans un climat léger, ludique et sollicitent la fantaisie des artistes. Les Musiciens de Saint-Julien ne manquent pas de verve et affichent une belle motricité rythmique dans les danses de la seconde récréation choisie pour ouvrir le concert, mais les stridences du violon jurent avec la délicatesse de la flûte. Egalement fâché avec la justesse dans le prélude du sixième des Nouveaux Quatuors de Telemann en mi mineur, David Greenberg a du tempérament et des idées à revendre mais le violoniste se laisse parfois encore emporter par sa fougue au détriment de la sonorité, toujours aussi disgracieuse, ainsi que de la cohésion de l’ensemble. Certes, ces pages pleines d’imagination invitent, comme l’observe Gilles Cantagrel, à jouer avec la plus grande liberté, mais collégialement, faut-il le dire, à l’image des autres instrumentistes dont la performance n’appelle que des louanges. La basse continue en particulier nous régale et l’éloquente agilité de Lucile Boulanger, étoile montante de la gambe, rehausse les échanges féconds du quatrième mouvement (Gracieusement), la chaconne, aux allures de sarabande (Modéré), offrant une grisante apothéose à ce qui se veut un hommage au champion des Goûts Réunis disparu il y a deux cent cinquante ans. Hélas, bien moins gâté que François Lazarevitch, Justin Taylor n’avait qu’un prélude en do mineur de Clérambault à se mettre sous les doigts pour s’exprimer seul, juste assez pour nous éblouir par l’extraordinaire vitalité du discours, un discours organique, d’un naturel et d’une fluidité exemplaires, et nous laisser cruellement sur notre faim.
Entre deux représentations du Dialogue des Carmélites à la Monnaie, où elle incarne Sœur Constance, la moins diva des stars du baroque renouait pour un soir avec ces deux cantates de Clérambault qu’elle enregistra il y a une vingtaine d’années en compagnie des Solistes du Concert Spirituel. L’intégrité du timbre, qui semble immarcescible, mais également la limpidité de l’aigu, la précision des attaques, la souplesse de l’émission, nous ne savons qu’admirer quand soudain les accents d’Orphée nous pénètrent jusqu’au tréfonds de l’âme. « Laissez-vous toucher par mes pleurs … Rendez-moi ma chère Eurydice » : le miracle cette fois procède de l’investissement de Sandrine Piau et de sa conduite de la phrase, de la gradation des effets qui en exaltent le pathétisme. Au-delà de l’émotion intrinsèque que recèle une voix, expérience éminemment subjective dont il serait vain de disputer mais qui peut suffire à faire de nous « le plus fidèle amant du monde » (Léandre et Héro), c’est la sensibilité et la constante justesse de l’interprète qui nous captive, aujourd’hui comme il y a vingt ans. De la plainte du chantre de la Thrace aux ardents soupirs de Léandre en passant par la gaité d’un amour triomphant jusque dans le sombre séjour des Enfers, Sandrine Piau épouse chaque fluctuation du sentiment, en parfaite symbiose avec Les Musiciens de Saint-Julien qui lui offrent beaucoup plus qu’un soutien sans faille. En bis, celle qui fut Zaïre pour William Christie (Les Indes galantes), s’approprie l’air de Phani « Viens Hymen » et nous fondons littéralement devant cet autre miracle, que nous appellerions la « grâce » si ce terme n’était pas victime de connotations péjoratives et n’évoquait des affèteries en réalité totalement étrangères à la musique de Rameau comme à la lecture épurée de la Piau. Difficile de se concentrer sur les « Rossignols amoureux » (Hippolyte et Aricie) quand le chant vient de s’insinuer si profondément et de nous faire chavirer…