Thiré, où s’est totalement investi William Christie depuis 1985, est devenu un des rares lieux où l’immersion musicale puisse être totale, dans un cadre où règne l’harmonie de la nature et du beau. De l’heure du déjeuner à la nuit profonde, l’oreille y est sollicitée sans cesse, et l’auditeur a parfois peine à choisir tant l’abondance de propositions est riche.
Deux concerts se succèdent ainsi à l’église, cadre idéal pour des programmes centrés sur la cantate.
Paul Agnew, depuis son arrivée aux Arts Florissants, s’est fait d’autant plus présent dans les répertoires baroques qu’il semblait avoir renoncé à diriger ou chanter Bach en France. Certes, nous avions eu les motets à la Philharmonie en avril, mais son compagnon le plus fidèle, dont il a gravé une quantité impressionnante d’oeuvres, s’était effacé des programmes offerts dans notre pays. Le concert, dans le cadre des septièmes Rencontres musicales en Vendée, permet de retrouver un de ses interprètes majeurs à la tête d’une formation singulière, fruit de la collaboration depuis plus de dix ans entre les Arts Florissants et le département de musique ancienne de la Juilliard School de New York. Dix instrumentistes et huit chanteurs, dont les solistes, sont réunis pour deux cantates essentielles. Composées à Weimar en 1714, elles marquent un réel tournant dans l’oeuvre de Bach. Pour la première fois, ce dernier est engagé pour ses qualités de Konzertmeister et va donc pouvoir donner libre cours à toutes ses facultés créatrices, d’autant qu’à la différence de Leipzig, où la pression sera continue, il n’est que le second et a tout loisir d’accorder le temps et le soin nécessaires à leur conception comme à leur écriture. Elles ont en commun la formation requise, les solistes et adoptent une organisation similaire. Les airs concertants, sollicitant la virtuosité instrumentale, y abondent.
Les pièces instrumentales qui ouvrent chaque cantate, sinfonia ou sonata, permettent d’apprécier la couleur et la dynamique d’un ensemble dont la vigueur comme la poésie augurent bien de l’œuvre vocale. N’aurions-nous pas le Crucifixus de la Messe en si (sur basse de chaconne), issu directement du premier choeur de la cantate BWV 12, que cette pièce suffirait à la gloire de Bach. Reprise elle-même d’une cantate profane de Vivaldi (RV 765), au même incipit (Piango, gemo, sospiro e peno), elle en est le développement, l’amplification. L’illustration est magistrale. Les expressions tourmentées se manifestent sans que la marche inexorable de la chaconne soit troublée. La force expressive en est extrême sans jamais être outrancière, ainsi les quatre premiers mots « Pleurs, lamentations, soucis, découragements ». Le dernier vers « Die des Zeichen », un poco allegro, privé des instruments solistes, renoue avec l’espérance, avant le da capo de la chaconne, précédé d’un long silence qui contribue à l’émotion, constante. A son habitude, Paul Agnew a fait le choix d’un choeur de solistes, avec leurs doublures, pour permettre un équilibre qui autorise la voix, le verbe à jouer le premier rôle. Ainsi, tous les chœurs connaissent-ils une vie prodigieuse, et quelle que soit la complexité des polyphonies, celles-ci sont d’une lisibilité idéale. Chacune de trois arias appellerait un commentaire : celle de « Kreuz und Krone », confiée au contre-ténor et à un splendide hautbois, l’amplification de la démarche de « Ich folge Christo nach », rendue par les entrées canoniques des instruments et de la basse, enfin « Seid getreu, alle Pein », aux jubilatoires vocalises du ténor, le hautbois se substituant à la trompette pour l’énoncé du choral. Pour conclure « Was Gott tut, das ist wohlgetan », homophone, est chanté allégrement, animé seulement par la confiance souriante.
Sans entrer dans les détails, la cantate « Himmelskönig, sei willkommen » (BWV 182) adopte le même plan, la basse, le contre-ténor et le ténor chantant successivement leur air. L’avant-dernier choeur fait entendre en contrepoint à la riche polyphonie de la fugue sur « Jesu, deine Passion », le cantus firmus « Jesu, Leiden, Pein und Tod ». Confié aux sopranos, doublés à l’orgue, bien que fréquemment débordé par la partie d’altos, et pris dans les entrelacs des autres voix, il est parfaitement audible et sert à merveille la portée spirituelle du message. La joie du Schlußchor, allègre, est contagieuse : elle se lit sur tous les visages, des musiciens comme du public.
L’équipe, où les jeunes sont nombreux, pleinement engagée, conduite par Paul Agnew fait merveille. La direction, très souple comme énergique, précise, sculpte le son et accompagne chacun avec un souci constant d’équilibre et de clarté, avec, toujours, une ligne vocale expressive tout en étant dépourvue d’emphase. Jamais le flux n’occulte le souci du détail instrumental. Le souffle qui anime chaque mouvement est servi par une dynamique où le legato souple et articulé se conjugue à une précision remarquable. Un respect scrupuleux du texte sous-tend cette lecture humble et inspirée. La technique des chanteurs est sans faille. L’urgence, le dramatisme des récitatifs et airs confiés au contre-ténor, William Howard Shelton, sont servis par sa longueur de souffle et son agilité. Le timbre est clair, incisif, avec de solides graves. Tout juste souhaiterait-on que les consones finales (Kreuz, Kampf, Trost…) ne soient pas parfois estompées. Nicholas Scott correspond idéalement au ténor requis par l’écriture et le style. Cyril Costanzo est une basse bien timbrée dont le chant traduit avec vigueur l’expression du texte. Il faudrait citer chaque instrumentiste, la hautboïste, les violons, le violoncelliste, l’organiste, le flûtiste pour la qualité de leurs interventions. L’ensemble est toujours subtilement équilibré, chacun étant à l’écoute de l’autre, avec des phrasés superbes. Une tension constante, dans une plénitude rare, servie par l’articulation. La réalisation de la basse continue, à l’invention discrète, allégée (théorbe et violoncelle) ou puissante, (avec l’orgue et la contrebasse) est un modèle de goût. Une soirée mémorable.
Succède une méditation musicale, au seul éclairage des chandelles. Il est demandé au public de ne pas applaudir pour laisser la musique se poursuivre dans nos mémoires, et renouer en quelque sorte avec l’esprit qui présida à leur écriture. Conduite par Robert Mealy, Directeur du Département de musique ancienne de la Juilliard School (qui tenait la partie de premier violon des cantates de Bach), la formation rassemble des musiciens de son institution, à l’exception de l’organiste. Nous sont offertes deux cantates de Franz Tunder, prédécesseur à la Marienkirche de Lübeck de Buxtehude, dont il épousa la fille cadette. Entre elles, la Lamentation sur la mort de Ferdinand III, de Johann Heinrich Schmelzer, grave et rayonnante, apaisée, permet à la riche partie de premier violon de s’épanouir. Le caractère funèbre de la cantate « Ach Herr, lass deine lieben Engelein » (le choral est repris par Bach, entre autres, dans la Passion selon Saint-Jean) se mue ensuite en joie confiante. L’énoncé syllabique du choral s’orne progressivement de vocalises jubilatoires. La plainte, la tristesse de l’exil (« An Wasserflüssen Babylon », sur le timbre bien connu) sont les marques de la seconde cantate. Pour chacune, l’apparente simplicité de la ligne vocale est valorisée par une écriture instrumentale riche, illustrée avec naturel par des interprètes inspirés. La soprano, Maud Gnidzaz, sert magnifiquement les œuvres de Tunder : la voix est très large, égale, fraîche et colorée. Les phrasés sont admirables et les textes en sont intelligibles, parfaitement articulés, vécus avec simplicité et émotion. Le recueillement comme l’exaltation trouvent là une interprète de choix. Le silence qui suit, dans la seule lueur des bougies, prolonge l’émotion partagée.