Les intrigues verdiennes, souvent complexes et lacunaires, sont de véritables casse-têtes pour les metteurs en scène. Pour ce Trouvère qui vient couronner au Staatsoper de Berlin le bicentenaire de la naissance du compositeur italien, Philipp Stölzl rejoint le nombre de ceux qui renoncent à vouloir suivre les méandres de la narration pour construire leur scénographie. Toute l’action se déroule ainsi sur une vaste pente inclinée placée en équilibre au-dessus de la fosse. Les parois du plateau sont les supports d’effets visuels qui mettent en relief les différentes étapes du drame. Les ombres portées des personnages qui s’y découpent soigneusement (notamment celles des chœurs qui opèrent des déplacements ralentis et des mouvements décomposés du plus bel effet), alternent avec des jeux de lumières intenses dans des tonalités très tranchées (rouge sang, orange passion, vert acide – à l’instar des maquillages) et des créations de vidéastes qui nous transportent tantôt dans des tableaux de Magritte, tantôt dans un trompe l’œil déstabilisant.
Dans cet écrin chatoyant et, finalement, intimiste, le jeu dramatique des acteurs révèle toute sa dimension d’autant qu’il est rehaussé par une distribution de haute volée. Placido Domingo tente de nous convaincre de sa véritable nature de baryton contrarié. S’il conserve des aigus lumineux et puissants, le bas de sa tessiture manque néanmoins de couleurs sombres pour en faire un comte de Luna mémorable. Par ailleurs, certaines cadences révèlent les difficultés auxquelles il se heurte pour maîtriser le souffle même s’il est aidé en cela par les soudains ralentissements de tempo que Daniel Barenboim lui aménage.
A ses côtés, Anna Netrebko a le profil d’une Leonora de légende. Son timbre épais, sa technique sans faille qui lui permet d’amortir délicieusement ses trilles, de projeter sa voix sans jamais forcer son émission et d’irradier dans les aigus forcent le respect.
Gaston Rivero se caractérise par la même maîtrise de son chant. Son interprétation exemplaire du rôle de Manrico est faite de nuances subtiles et de vaillance. Le timbre, riche en harmoniques et doté de couleurs chaudes, vient contrebalancer l’acidité des imprécations d’Azucena.
Dans ce dernier rôle, Marina Prudenskaya se révèle le maillon faible, car, sans remettre en cause les évidentes qualités musicales et vocales de la mezzo-soprano russe, la fraîcheur et la légèreté de la voix ne semblent pas adaptées au personnage. Le manque de mordant dans les graves, l’abattage insuffisant en sont la conséquence. Son air « stride la vampa » n’a pas le relief nécessaire pour que la gitane s’impose face au chœur et à un accompagnement orchestral – en tous points superlatifs.
Adrian Sampetrean (Ferrando) et Anna Lapkovskaja (Inez) ne déparent pas une distribution qui, malgré ces quelques réserves, reste de haut vol.
Côté orchestre, Daniel Barenboim, en deus ex machina de cette soirée, a le talent de fondre les musiciens et les chanteurs dans un torrent musical régulé dont l’astuce consiste à gommer les difficultés des uns, à mettre l’accent sur un instant élégiaque de la partition ou à instiller des moments de tension dramatique extrêmes pour un résultat brillant et mémorable.