Belle initiative de la part de l’Opernhaus de monter La Dame de Pique, un ouvrage pas si fréquent sur les scènes européennes. L’initiative est d’autant plus belle qu’elle est réussie grâce à une superbe équipe de chanteurs d’où se détache Tatiana Monogarova (l’une des Tatiana du Bolchoï lorsque celui-ci vint à Paris en 2008), splendissime Lisa. La voix est magnifique, avec un timbre d’une délicieuse onctuosité, mais que serait-ce sans cet art du chant consommé, cette assurance, notamment dans la terrible cabalette du troisième acte qu’elle surmonte sans l’apparence de l’effort, et surtout sans raidissement ou dureté ? Si l’on ajoute à ces immenses qualités celles qui font d’elle une actrice extraordinaire, on comprend qu’on s’incline bien bas devant une incarnation si magistrale.
Le Hermann de cette représentation, Misha Didyk (qui alterne avec Alexandre Antonenko) n’atteint pas les mêmes cimes himalayennes. La voix paraît étranglée par moments et l’aigu difficile (il n’atteint pas le Si aigu de la fin du premier tableau tandis que l’air du dernier tableau est transposé) et pourtant, une présence magnétique, une folie et une réelle émotion dans l’incarnation finissent par emporter l’adhésion.
On revient à des sommets avec les clés de Fa et il sera difficile de départager le superbe Eletzki de Brian Mulligan du sensationnel Tomski d’Alexey Markov. Ces deux-là ont tout : la classe, la voix, la prestance. Là encore, on s’incline. Le reste de la distribution, outre de très beaux seconds rôles (malgré une Gouvernante dépassée), affiche la superbe Pauline d’Anna Goryachova (dont le timbre se marie merveilleusement avec celui de Tatiana Monogarova) mais également la problématique Comtesse de Doris Soffel, mezzo fort sopranisant et semblant trop jeune mais surtout qui passe à côté du rôle à force de vouloir faire un numéro. Le manque de classe, d’épaisseur, de profondeur (elle est bien peu crédible lorsqu’elle se remémore son glorieux passé) laissent assez indifférent pour un personnage pourtant si touchant.
La réussite de la soirée tient aussi à la formidable direction de Jiri Belohlavek qui campe d’admirables ambiances suspendues dans les préludes (ou dans la scène entre Pauline et Lisa) mais sait aussi maintenir une tension dramatique très excitante quand il le faut. L’orchestre affiche de belles couleurs, notamment la petite harmonie, mais pêche un peu dans les pupitres de violons.
Cela ne surprendra personne : Robert Carsen fait du Carsen, c’est-à-dire un travail très esthétique, avec des redites (les trois murs aux mêmes motifs dont celui du fond avance et recule, le rond formé par des chaises, l’immense lit central, le plateau dénudé…) mais aussi et toujours une superbe direction d’acteurs et un sens stupéfiant des images. On n’oubliera ainsi pas la présence obsédante d’Hermann, presque constamment sur le plateau, la folie de Lisa tournant en rond comme dans une cour de prison dans sa dernière scène. Surtout, les images les plus marquantes viennent constamment en accord avec la musique. Inoubliable ainsi le moment où les servantes enlèvent la perruque de la Comtesse sur des trémolos des cordes : glaçant, effrayant moment. On sera par contre plus circonspect et déçu par la volonté d’inscrire un maximum de scènes dans la salle de jeu (ce qui fait ainsi passer à la trappe toute la première scène – coupure difficilement pardonnable – ou l’intermède mozartien du deuxième acte), par certains effets gratuits comme le mur du fond qui avance et recule sans vraiment trop de raison ou encore par un finale qui tombe un peu à plat (pour le coup, on attend une image finale comme Carsen en a le secret…).
Cette production est à revoir la saison prochaine à l’Opéra National du Rhin.