Liedersänger incontestable, Matthias Goerne semble, ces temps-ci, déterminé à renouveler les codes de la forme récital, qu’il a parcourue sans relâche au cours des 15 dernières années. A l’occasion du prochain festival d’Aix-en-Provence, il se plongera, avec l’aide des installations vidéo de William Kentridge, dans un Voyage d’hiver en version scénique. Et si le concert qu’il donnait en ce début d’année au Théâtre des Champs-Elysées semblait, a priori, de facture plus classique, il n’y avait qu’à regarder le programme pour constater l’originalité de sa construction : Mahler et Chostakovitch, ici, ne se succèdent pas, mais s’entrecroisent, les morceaux choisis de la Michelangelo-Suite de celui-ci, parsemés au gré des pièces de celui-là, constituant la véritable pierre de touche de la soirée.
Ecrites par un compositeur au soir de sa vie, les mélodies sur des poèmes de Michel-Ange, plus connues dans leur version orchestrée légèrement ultérieure, apparaissent à l’auditeur comme autant de testaments artistiques d’un musicien en disgrâce. Ayant choisis des textes qui lui semblaient trouver un écho dans sa propre vie, Chostakovitch compose pour eux une musique paradoxalement moins moderne que beaucoup de ses œuvres antérieures, une musique faite de réminiscences, une musique qui, épousant totalement la démarche d’un chant du cygne en une folle mise en abyme, ressemble fort à un héritage. Une musique, enfin, qui se souvient de ce qu’elle doit à Gustav Mahler (même s’il est difficile de ne pas songer, par moments, aux Chants et danses de la mort de Moussorgski) : « Immortalité », qui referme le cycle, a l’énergie morbide, l’ironie glaçante de « Revelge ».
Si, langue russe oblige, Goerne s’aide d’une partition pour Chostakovitch, il est, chez Mahler, d’une liberté absolue ; il ne choisit pourtant pas la facilité en piochant, dans le legs mélodique du compositeur autrichien, des pièces extraites de cycles différents (on passe des Rückert-Lieder au Knaben Wunderhorn, avec un détour par les Kindertotenlieder), sollicitant à l’envi le haut de la tessiture (« Es sungen drei Engel einen süssen Gesang »), le bas registre étant de son côté largement mis à contribution par les pièces de Chostakovitch créées, en leur temps, par la basse mordante d’Evgueni Nesterenko. Ces écarts, pourtant, ne malmènent pas un art toujours subtil, tout en lignes : par la seule grâce d’un splendide legato, Goerne parvient à des sommets d’éloquence. Comme souvent chez lui, la dimension sculpturale du chant (sa ligne, sa forme) prime sur le reste, y compris sur l’élocution, pas la plus claire qu’on ait entendue. Mais ce choix, assumé, radical, ne se fait jamais au détriment de l’expressivité, bien au contraire : « Der Tambourg’sell », résigné et amer, « Urlicht », d’une immatérielle beauté, ou tout simplement « Ich atmet’ einen linden Duft », qui diffuse le sentiment de sérénité qui accompagne les rêves… sont tous de vrais moments de poésie.
Cette poésie, Matthias Goerne, malgré l’évidence de son talent, ne l’a pas exprimée seul. Dans des pièces qui, toutes, ont servi de base à des réorchestrations, parfois à des symphonies (les 2e, 3e et 4e de Mahler), la présence d’un partenaire du niveau de Leif Ove Andsnes n’a rien de superflu. Le pianiste norvégien, non content de soutenir son chanteur grâce à un jeu d’une rigueur et d’une intégrité imprenables, maintient, jusque dans les pièces où rythmes et harmonies se compliquent (« Immortalité », dans le cycle de Chostakovitch, n’est que chausse-trappes), un discours fluide et cohérent, d’une profonde intelligence. Pour conclure ce programme si sombre, Goerne et Andsnes, prennent à contre-pied un public conquis en se lançant dans une ode à l’espérance (« An die Hoffnung », de Beethoven) ; des soirées de ce niveau dès les premiers jours de janvier laissent en effet le mélomane plein d’espoir : bonne année 2014 à tous !