Retard inhabituel pour le lever de rideau sur la première de cette nouvelle Aïda qui doit marquer le centenaire de la création de l’œuvre au 1er festival des Arènes de Vérone (1913) : on attend le ministre des Biens culturels Massimo Bray qui ne viendra pas, pour ne pas attiser la controverse italo-italienne concernant le coût de cette production venue d’ailleurs, sous la signature dérangeante de La Fura dels Baus. Le festival de Vérone est en effet plus réputé pour ses productions classiques que pour l’avant-garde qui pourtant, depuis quelques années, y a fait plusieurs percées réussies ; cette fois, pas de pyramide, d’obélisques ni de sphinx, mais la technologie la plus actuelle, sous la forme d’une centrale solaire de 22 mètres de haut : le public populaire va-t-il s’y retrouver ?
Les points positifs et négatifs s’entremêlent, et les réactions du public sont partagées. Tout commence 20 minutes avant le début du spectacle par une interminable scène de fouilles archéologiques déjà vue cent fois, que le public ne regarde même pas, et qui se poursuit pendant le prélude ; les méchants colons tapent sur les gentils fellahs. Des blocs sculptés sont mis au jour, un monument aux formes incertaines est remonté, puis démonté et emporté dans des caisses marquées British Museum.
Pour la suite, emplir et animer cette scène gigantesque, l’une des plus grandes du monde, n’est pas chose aisée, et l’on y a vu des essais malheureux (production Solari/Tramonti de 2007). La Fura y réussit parfaitement, à partir de deux grues centrales et des habituels décors gonflables (toutefois, pendant le premier air d’Aïda, le bruit des souffleries est assez gênant). Au total, un spectacle foisonnant, mais dont les côtés indéniablement spectaculaires détournent un peu trop l’attention de la musique. Car à part des scènes hyper statiques, comme celle du temple avec sa prêtresse quasi inaudible (et pour le peu que l’on entende qui chante faux du début à la fin), la mise en espace est souvent très réussie et il y a de fort beaux moments : les prêtres qui se répartissent à travers les spectateurs avec des boules lumineuses, les habituelles acrobaties aériennes, les projections de ballets en ombres chinoises (façon Kirikou) dans les appartements d’Amnéris, les animaux (dromadaires et éléphant) articulés façon Royal de Luxe, les crocodiles sacrés pendant l’air du Nil et leurs ballets nautiques à la Esther Williams, les massifs de papyrus qui plient au rythme de l’action et de la musique, Aïda et Amonasro qui pataugent dans les marais du Nil, et leur fuite éperdue, poursuivis par les crocodiles sacrés, les lumières flottantes, comme autant d’yeux phosphorescents de crocodiles, les lampes des juges qui se reflètent dans le réflecteur solaire inversé, et l’enfermement final d’Aïda et Radamès sous le réflecteur solaire qui s’abat sur eux.
En revanche, le triomphe de Radamès est marqué par les huées saluant les véhicules spatio-temporels électriques, et se termine par de timides applaudissements de moins d’une demi-minute… Au-delà d’une certaine réussite scénique, le problème fondamental est qu’il ne se passe pas grand chose, que des longueurs apparaissent, et que le « futurisme » revendiqué est trop sage : on reste au niveau des bandes dessinées américaines des années 60, Amnéris-Barbarella et Ramfis-Spock. Et quelle relation y a-t-il entre une « modernisation » et l’histoire originale ? Entre notre monde d’aujourd’hui et l’Égypte ancienne, entre notre regard contemporain et l’Égypte d’aujourd’hui et de demain ? Aucune de ces questions ne trouve réponse dans cette production, où tout se dilue à vouloir trop montrer.
Musicalement, c’est globalement très mal dirigé, trop lentement, le chef Omer Meir Wellber a des gestes désordonnés et ferait mieux de concentrer son énergie sur une meilleure précision de conduite, car Vérone est un lieu spécifique qui nécessite une technique sans faille. Hui Hé est l’une des cantatrices les plus souvent distribuées dans le rôle d’Aïda (elle vient d’enregistrer deux DVD successifs) ; elle n’a pas fait de grands progrès dans sa gestuelle, et loupe l’ut de l’air du Nil, mais elle assure vaillamment, et après tout, on voit et l’on entend tellement pire à longueur d’années… Giovanna Casolla, malgré un certain manque de graves, reste une très intéressante Amnéris. Fabio Sartori est un Radamès à la fois puissant et musical, et Ambrogio Maestri un Amonasro de grande tradition. Les autres protagonistes sont excellents, sauf une prêtresse, déjà mentionnée, qu’il convient d’oublier. Le plus curieux de cette bonne distribution est que, malgré les costumes et les maquillages hyper-contemporains, ils jouent tous comme en 1913, et sont donc en total décalage avec la production scénique. Pour les tenants de la tradition, la direction du Festival, un peu inquiète, a reprogrammé la version « historique » de 1913, qui sera donnée au mois d’août. En 2014, les deux productions seront reprises alternativement, comme cette année.