Pour sa seconde production du Nez, la précédente datant déjà de 1967, l’opéra de Rome accueille un spectacle déjà présenté à Zurich en 2011, réglé par Peter Stein. La mise en scène, globalement bien accueillie lors de sa création, est très efficace, prenante et joue en permanence des contrastes qui parcourent à la fois la nouvelle de Gogol et la partition. Chaque tableau donne envie de voir le suivant, du grand parallélépipède dans lequel se découpent les pièces minuscules de l’appartement de Kovaliev, du barbier, de l’employé du journal ou de Mme Podtotchine et de sa fille, jusqu’à la place de la ville où attend la diligence. Stein, fidèle au livret, nous plonge tour à tour dans un univers quasi dostoïevskien peuplé de policiers à la matraque facile qui vont jusqu’à s’assommer entre eux ou de fidèles priant dans une église des plus austères. La plongée dans les entrailles d’une gigantesque machine fait aussitôt penser aux Temps modernes, dans une atmosphère pré-industrielle déjà déshumanisée.
L’énorme distribution nécessaire à ce chef d’œuvre moderniste s’amuse visiblement des situations absurdes dans lesquelles elle est plongée. Les personnages donnent libre cours à leur fantaisie tout au long des dix tableaux qui se succèdent, donnant un spectacle une grande homogénéité. Comme il n’est pas possible de citer chacun d’entre eux, certains jouant d’ailleurs plusieurs personnages, mention doit être faite parmi cette foule au commissaire de police du quartier, sorte de Cruchot hystérique dont le ténor léger Alexeï Soulimov force avec talent le côté nasillard, malgré quelques difficultés de projection. La basse profonde du docteur (entre autres personnages) de Pavel Daniluk impressionne par son autorité ; tout comme l’Ivan d’Andreï Popov, dont la chanson triste du 2e acte est parfaitement réussie. En employé de journal à qui on ne la fait pas, archétype des ronds-de-cuir raides et peu serviables qui peuplent les romans russes du siècle de Gogol, Alexeï Iakimov déploie lui aussi une belle voix de basse un peu légère tandis que du côté des seconds rôles féminins, aucune faiblesse n’est à déplorer, sauf à considérer que l’épouse de l’infortuné barbier, incarnée par Irina Alexeïenko en fait des tonnes dans l’hystérie, criant bien plus que chantant. Chant remarquable en revanche que celui des deux Podtotchine, Elena Zilio et Elena Galitskaia, tout comme de la vieille dame noble de Valentina di Cola.
Lors de ses brèves interventions, toujours burlesques affublé de cet énorme nez qui lui sert de corps engoncé dans l’uniforme des conseillers d’Etat tsaristes, Leonid Bomstein, dans le rôle titre, ne démérite certes pas mais semble avoir lui aussi quelques difficultés de projection, qui rendent son chant, souvent couvert, parfois peu audible. Problème que n’a pas, à l’inverse, Alexandre Teliga, barbier truculent à la basse très sonore. Enfin, le Brésilien Paulo Szot campe un Kovaliev crédible de bout en bout, tour à tour geignard, autoritaire et émouvant.
Comme très souvent, parfaitement préparés par Roberto Gabbiani, les chœurs, parfaitement homogènes, font merveille lors de leurs quelques interventions et les brèves scènes de ballet réglées par Lia Tsolaki offrent des enchaînements distrayants, comme avec cette foule de nez qui dansent sur la scène et qui semblent envahir la ville, ou encore ces folles courses poursuites avec les policiers.
L’Orchestre de l’Opéra de Rome avait pu peaufiner son Chostakovitch – qu’il joue plutôt rarement- lors d’un concert dirigé par Guennadi Rozhdenstvensky lui-même le 12 janvier dernier et durant lequel, outre la 15e symphonie, il avait donné la 1ère, créée 3 ans avant Le Nez. Sous la baguette du jeune Alejo Pérez, la phalange romaine a fait montre des mêmes qualités d’ensemble, en particulier les percussions, très sollicitées et qui servent à merveille le style très reconnaissable de Chostakovitch. Très applaudi, le chef argentin est passé par l’Ensemble intercontemporain et cela s’entend. Sa direction est tranchante, faisant ressortir les contrastes dynamiques de la partition et ses dissonances avec une certaine sécheresse et non sans effets, quitte à couvrir – parfois trop brutalement – les voix.
Le public, souvent jeune et venu nombreux ce 29 janvier, a réservé à ce spectacle homogène un vif succès largement mérité.