Voilà près de vingt ans que l’Enlèvement au Sérail n’avait été donné à Paris. Rendons grâce à Jérémie Rhorer d’avoir programmé ce délicieux Singspiel dans le cadre du Festival Mozart que le Théâtre des Champs Elysées propose désormais au mois de juin.
Au grand dame de certains, l’œuvre n’est présentée qu’en version de concert sur titrée. Pourtant, l’histoire de cette belle et de sa nourrice enlevées par de méchants pirates puis sauvées par la ruse de leurs amoureux et la magnanimité d’un prince est à ce point commune qu’on ne saurait soutenir, à moins de s’avouer inculte ou malhonnête, que l’absence des passages narratifs nuit à la compréhension de l’intrigue. En outre, les chanteurs, même vêtus de frac, minaudent, rient, grondent, se cachent, se poursuivent ou s’enlacent avec un tel engagement scénique que l’on rie et que l’on pleure bien volontiers avec eux, oubliant l’absence des costumes et de la scénographie. Même le chef, de plain-pied parmi chanteurs et musiciens, mène énergiquement son monde comme un metteur en scène.
La belle, Konstanze, est interprétée par Eva Mei, un rôle qu’elle a chanté à de nombreuses reprises à commencer par ses débuts à l’Opéra de Vienne en 1990, alors récompensée par le Prix Caterina Cavalieri. Ce soir encore, la soprano italienne fait preuve d’une belle virtuosité, cabriolant sans effort apparent dans les terribles vocalises du « Ach Ich liebte », d’une tenue de souffle sans faille dans le « Martern aller Arten ». Pourtant, il manque à cette voix agile, les accents de la comédie. Le seria et le buffo étroitement mêlés dans la partition de Mozart disparaissent au profit d’un show technique séduisant mais éphémère.
Le jeune premier, Belmonte, est incarné par le ténor Wesley Rogers. Celui-ci tient son rôle avec une belle autorité et un sens achevé de la scène, loin des interprétations habituellement compassées. Si son phrasé ne met pas toujours en valeur la ligne musicale, notamment dans le « Ich baue ganz auf deine Stärke », son beau timbre, homogène et rond, traduit une mâle assurance et le merveilleux duo qu’il nous offre avec Eva Mei dans le « Nun so lass uns sie befrein » nous fait rapidement oublier ses vocalises contraintes par moment dans les aigus.
Suit naturellement le couple de domestiques incarnés par Hendrickje van Kerckhoveet François Piolino. Blondchen est tout à fait surprenante. La voix de la chanteuse flamande s’accorde admirablement au rôle : naturelle, espiègle ajoutant parfois même ce qu’il faut de vulgaire dans le duo « Ich gehe, doch rate ich dir » pour que cette servante bien effrontée s’incarne devant nous. Et quant bien même la voix manquerait un peu de corps, le chant de la soprano est précis surmontant sans heurts les difficultés de la partition, s’accordant même le luxe de quelques ornements à la reprise du « Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln ». Pedrillo, quant à lui, ne parvient pas véritablement à nous convaincre musicalement, mais qu’importe ! Le couple s’amuse et nous entraine dans ses amusements.
Vient pour finir, le méchant Osmin, incarné par l’un de ses plus grands interprètes, Kurt Rydl. Malheureusement, la voix de ce wagnérien n’a plus la puissance, la longueur de souffle et la précision qu’on lui a connues. Aussi, à défaut du chant, nous eûmes les rires.
Quand aux dix-neuf musiciens du Das Neue Orchester, ils font preuve d’un tel allant et d’une telle énergie qu’on pardonne volontiers le manque de justesse des bois. Mais le mérite revient pour beaucoup au chef Christoph Spering, qui, bien que peu familier de ce type de répertoire, assure une très belle cohérence entre orchestre et chanteurs dans des changements de tempi et de nuances savamment dosées. Ce faisant, il parvient à donner corps et présence scénique à ses musiciens, soutenant comme une foule, les imprécations d’Osmin, ou introduisant par un gracieux quatuor de confidents, l’air de Konstanze « Martern aller Arten ».
Laëtitia Stagnara