Bianca e Fernando devait être le deuxième opéra de Bellini, donné pour la fête du souverain napolitain, mais des censeurs zélés obtinrent que le F devînt G, afin d’éloigner tout risque de lèse-majesté, et ainsi Bianca e Gernando put aller en scène le 30 mai 1826. Le titre initial sera repris deux ans plus tard dans une révision qui deviendra la forme sous laquelle on le connaît. Mais puisque le festival de Bad Wildbad, comme Martina Franca, privilégie les raretés, c’est la première version qu’il propose en concert et en première exécution moderne. La trame repose sur le retour incognito dans sa patrie d’un prétendant légitime qu’un ambitieux a traitreusement privé du pouvoir que détenait sa famille en le calomniant. Le justicier ouvrira les yeux de sa sœur qui s’apprêtait à convoler avec le bourreau de leur père. Ils auront le bonheur de délivrer celui-ci de la geôle où il croupissait depuis des années et d’infliger au coupable le châtiment mérité.
Est-ce la lecture incandescente d’Antonino Fogliani qui la magnifie, ou la partition contient-elle ces trésors qui comblent nos oreilles ? La première surprise, ou plutôt le premier bonheur, viendra d’une écriture où Bellini fait montre d’une vigueur d’accents et d’une maîtrise dans la complexité orchestrale qui bousculent les préjugés sur sa « facilité ». Le final du deuxième acte, assez déconcertant dans sa relative brièveté, a des accents beethoveniens aussi surprenants qu’inattendus. L’atmosphère dominante est celle de l’inquiétude : quelque chose de terrible va advenir, même si l’on ignore encore quoi. Pour punir le félon et rétablir la justice, l’héritier dépossédé est contraint de dissimuler son identité et ses sentiments, au risque incessant que son indignation et sa colère ne le trahissent, l’usurpateur redoute ce prétendant dont seule la mort assurerait définitivement son pouvoir, la duchesse frémit devant cet étranger brutal et perspicace qui la blâme cruellement. Toutes ces nuances psychologiques, la musique les suggère par un choix de timbres et d’accents qui semblent contenir en eux-mêmes ce foisonnement sentimental. Mais s’il est des moments de lyrisme où le tissu mélodique s’étire jusqu’à devenir une arachnéenne caresse, l’œuvre raconte une lutte et c’est bien ce qu’il nous est donné d’entendre, avec les moments d’effusion libératrice et les sombres introspections. C’est une eau-forte que grave l’interprétation d’Antonino Fogliani, sans que ces contrastes paraissent outrances ou recherches d’effet : ils ne sont que la respiration haletante de l’œuvre, d’un organisme palpitant de passions et d’émotions.
A la beauté de cette partition, où l’on peut reconnaître l’embryon de mélodies ou l’esquisse d’un chœur qui seront développés dans Norma, que servent de manière remarquable les instrumentistes des Virtuosi Brunenses sans doute stimulés par la perspective d’un enregistrement, s’accorde la pertinence de la distribution. Dans le rôle de Gernando, créé par Rubini, Maxim Mironov exhale d’abord l’émotion qui submerge le clandestin à reprendre pied sur la terre des siens, sa terre, avant, stimulé sans ménagement par un chœur mâle peut-être un peu trop abrupt et sonore dans cette atmosphère de complot, de se ressaisir et d’exprimer sa détermination par l’éclat et la durée de ses aigus. Il aura les mêmes accents énergiques pour renier sa sœur, qu’il croit complice du méchant, et l’expression de son visage sera au diapason des sentiments chantés. Le rôle du traitre Filippo est ingrat, car il oscille continûment entre affirmation de son autorité et crainte de l’absent dont le retour menacerait de ruine sa stratégie de conquête du pouvoir. Vittorio Prato a sans nul doute bien compris le personnage, car il lui donne grâce à une voix bien timbrée et bien projetée la juste dimension de celui qui veut être roi et prend des accents d’autorité mais il y fait passer aussi les doutes de qui n’a agi que par la ruse et est au fond un couard à l’heure d’un affrontement direct. Le baryton témoigne, outre son intelligence interprétative audible et lisible sur son visage de sa bonne santé vocale en résistant fermement aux vagues sonores quand elles l’enveloppent.
La dupe de ses mensonges, la naïve Bianca, n’est pas une sotte facile à tromper ; simplement sa droiture morale l’empêche de voir clair dans les trames du conseiller qu’elle croit fidèle. A devoir se remarier pour le bien du duché, elle va donc l’épouser : c’est ce qu’elle annonce dans son premier air, auquel Silvia Dalla Benetta donne la clarté et la fermeté convenant à l’exposé d’une décision si raisonnable. L’interjection brutale du nouvel allié va troubler la sérénité de Bianca, qu’elle perdra sans retour au fur et à mesure que son frère lui révèlera les crimes de l’homme qu’elle a fini par aimer. L’interprète doit donc exprimer toutes les nuances du doute, du chagrin, de l’amertume, de la honte, avec le vocabulaire musical modelé par Bellini selon les règles d’usage du bel canto. Silvia Dalla Benetta confirme qu’elle en maîtrise l’expression et qu’elle maîtrise sa voix dont elle plie la souplesse et déploie l’étendue avec toute la douceur ou le mordant nécessaires. Son duo avec sa suivante Eloise, chantée par Mar Campo, est un moment de grâce en rien inférieur à ceux de Norma, comme celui qu’elle chante avec Gernando-Maxim Mironov dans un affrontement passionné ou le trio qu’elle soutient avec Gernando et Carlo, le vieux duc prétendument mort, sont des réussites aussi délicieuses que passionnantes à découvrir.
Autour d’eux des seconds rôles qui ne déméritent pas ou même qui méritent qu’on se souvienne d’eux. Même si son expressivité faciale semble encore étrangement bridée, le chant de Luca Dall’Amico dans le rôle du vieux duc est beaucoup plus homogène qu’il ne l’était dans le Rossini de la veille. Même Shi Zong et Gheorghe Vlad, si empruntés dans Le comte Ory, se montrent beaucoup plus à leur aise dans leurs courtes interventions. Mention spéciale pour le Viscardo de Marina Viotti, dont la fermeté vocale donne au personnage un relief particulier. Manifestement attendu, ce concert avait drainé un public dense où fidèles locaux et étrangers curieux se sont unis pour ovationner sans fin les artisans de cette renaissance. Sous-titré depuis quelques années Belcanto Opera Festival – ce n’est pas idéal pour les francophones, pour qui cela donne BOF – le festival Rossini de Bad Wildbad semble avoir trouvé la voie de durer, puisque le problème se pose, à l’heure où sauf erreur Ermione reste le seul titre rossinien à découvrir. La renaissance de titres aujourd’hui oubliés mais notoires à Rossini et à ses contemporains, avec les interactions y afférentes, ouvrent un champ d’exploration immense. Combien d’autres pépites nous attendent ? Grâces soient rendues aux chercheurs qui les ramènent au jour !