« C’est à peu près le seul musicien original de la jeune Allemagne » : de ce trait tout à la fois flatteur et lapidaire, Claude Debussy livrait, sous sa plume de Monsieur-Croche, son sentiment sur Richard Strauss. Et de continuer par une éclairante analyse : « ça n’est plus la rigoureuse et architecturale manière d’un Bach ou d’un Beethoven, mais bien un développement de couleurs rythmiques ; il superpose les tonalités les plus éperdument éloignées avec un sang-froid absolu qui ne se soucie nullement de ce qu’elles peuvent avoir de déchirant, mais seulement de ce qu’il leur demande de vivant ».
En somme, Debussy pourrait tout aussi bien décrire ici sa propre musique, sa liberté formelle, ses effusions coloristes insensées. Confronter les Trois Nocturnes à Till l’Espiègle, écrit, comme eux, dans les dernières années du XIXe siècle, prend ainsi tout son sens. Parfaitement préparé par Sofi Jeannin, le Chœur de femmes de Radio-France souligne la modernité de « Sirènes » quand l’Orchestre National de France, souverain, plonge d’emblée l’auditeur dans l’atmosphère onirique qui baigne « Nuages ». Obscurément cauchemardesque, la marche lointaine de « Fêtes » trouve, dans la redoutable machinerie symphonique qu’est Till l’Espiègle, un troublant écho, comme le fragment de L’Amour de Danaé arrangé par Clemens Krauss et donné en ouverture de programme fait un prélude voluptueux aux Nuits d’été qui suivent.
La présence d’Anne Sofie von Otter dans une œuvre qu’elle a continué de chanter et d’enregistrer tout au long de sa carrière avec des personnalités aussi contrastées que James Levine et Marc Minkowski n’était pas le moindre attrait de la soirée. Après plus de trente ans de carrière, von Otter revient à ces mélodies avec le volume ténu et les couleurs délavées d’un instrument sur le déclin ; sa musicalité reste entière, qui se nourrit d’une technique à l’intelligence demeurée intacte et d’un amour des mots qui semble inaltérable. Dans ces conditions, ni la fraîcheur de la « Villanelle », ni la ligne du « Spectre de la Rose », ni même le souffle épique de « L’île inconnue » ne sont mis de côté par une interprétation totalement généreuse, et acclamée comme telle.
Fabien Gabel n’est pas étranger à ce succès, qui canalise orchestre, chœur et soliste par une battue toujours lisible mais jamais rigide, respectueuse des équilibres et des textures. A la tête d’une formation où il commença comme assistant de Kurt Masur, il confirme qu’il est un des meilleurs chefs français, y compris dans le répertoire allemand – ce soir, ils n’ont jamais paru si proches !