Alberto Ginastera traîne après lui une réputation de compositeur sulfureux : et pour cause, chacun de ses trois opéras incluant un fort élément sexuel, assortis de violences diverses et variées. La deuxième édition du festival Arsmondo, consacrée cette fois à l’Argentine, après le Japon la saison dernière, est l’occasion d’offrir à Beatrix Cenci sa création française, près d’un demi-siècle après la première qui, comme Mass de Leonard Bernstein, avait marqué l’inauguration du J.F. Kennedy Center de Washington. Une fois de plus, c’est l’occasion de découvrir une œuvre rarement programmée (Renée Auphan l’avait proposée pour la dernière année de son mandat à Genève, en septembre 2000), qui nous rappelle combien l’histoire de l’opéra au XXe siècle est plus riche qu’on ne voudrait parfois nous le faire croire. Beatrix Cenci montre surtout qu’il existait une voie moyenne entre le pastiche néo-puccinien et l’avant-garde extrémiste, puisque Ginastera était à la fois soucieux de modernité dans son écriture et de respect de la tradition dans la forme générale. Pas de « théâtre musical » ici, mais un opéra au sens classique du terme, avec une véritable intrigue, dont l’héroïne se révolte contre son statut de victime mais n’en est pas moins châtiée en fin de parcours. On pourra juste regretter, dans le livret, une tendance à l’amphigouri poético-philosophique dans les monologues, juxtaposée à des moments où seule l’efficacité dramatique immédiate semble visée (la cohabitation de deux librettistes justifie en grande partie cette dualité). Sur le plan musical, l’orchestre inclut des audaces typiques de l’époque (bande enregistrée, recours à l’aléatoire) mais les voix, sans être vraiment ménagées, ne sont pas non plus brutalisées à plaisir comme cela se faisait beaucoup alors. Bien que nous soyons dans un univers sonore tout autre, il y a même un pastiche de musique ancienne, comme dans Gloriana de Britten, avec le bal donné à l’acte I, où le compositeur s’inspire des danses de la Renaissance. Somme toute, une œuvre qui se tient, qui frappe, que l’on écoute avec plaisir et qui aurait sa place si, comme autrefois, le répertoire des maisons d’opéra ne se composait pas majoritairement de titres vieux d’un siècle et demi.
Pour ses premiers pas à l’opéra, le metteur en scène argentin Mariano Pensotti a beaucoup recours à la tournette pour faire presque constamment défiler les innombrables pièces du château Cenci, et superpose sa propre clef de lecture en faisant du comte Francesco un collectionneur d’œuvres d’art. Nous sommes dans les années 1960, et le chœur est régulièrement convié à venir admirer les nouveautés que le mécène vient d’acquérir, nouveautés qui tournent souvent autour du corps, à commencer par une immense statue de femme nue ; même les chiens menaçants dont il est à mainte reprise question dans le livret sont ici des statues, d’où peut-être la suppression de leurs aboiements enregistrés. Beatrix devient hémiplégique, avec corset et orthèses diverses, ce qui rend le personnage encore plus impuissant face au prédateur qu’est son père ; le spectacle nous la montre nue (ou du moins vêtue d’un maillot académique censé évoquer la nudité). Après le viol, la grande statue reparaît sous la forme de disjecta membra suspendus dans les cintres. Dans une scène finale d’un comique macabre, le tribunal où l’héroïne doit être jugée devient une usine agro-alimentaire et Beatrix passe de mains en mains sur un tapis roulant, comme une viande destinée à l’emballage, jusqu’à sa mise en boîte (le livret prévoyait au contraire qu’elle devait « sortir dignement » de scène pour marcher vers son exécution).
© Klara Beck
Preuve que l’écriture vocale de Ginastera n’a rien d’inhumain, l’équipe présente à Strasbourg n’est pas composée de spécialistes de la musique contemporaine, mais bien d’artistes habitués du répertoire classique et dotés d’assez de bonne volonté pour apprendre une partition rare et difficile. Dans le rôle-titre Leticia de Altamirano réalise une performance théâtrale, entre le handicap dont elle est affublée et la pseudo-nudité qui lui est imposée ; vocalement, le choix d’une interprète habituée à des rôles virtuoses et aigus prive le personnage d’un peu de son assise charnelle, mais on admire l’investissement de l’artiste. Gezim Myshketa possède les graves inquiétants du comte Francesco et la stature du monstre qu’il incarne ; dommage que la mise en scène transforme en scène d’ivrognerie le moment où il est pris d’hallucinations après son crime, ce qui le rend nettement moins terrifiant. Ezgi Kutly confère beaucoup de dignité à Lucrecia, belle-mère de Beatrix mais, dans la même tessiture de mezzo-soprano, la voix la plus séduisante de la distribution est peut-être celle de Josy Santos dans le rôle travesti de Bernardo Cenci. Xavier Moreno répond aux exigences d’Orsino, mais son chant trahit constamment l’effort et donne une image peu attirante de l’amant de Beatrix.
En fosse, Marko Letonja surmonte les nombreux obstacles semés par Ginastera, secondé par un Orchestre philharmonique de Strasbourg qui le suit au doigt et à l’œil. Mention spéciale pour les percussionnistes, chargés de produire toutes sortes d’effets étonnants. Sans oublier, dans un tout autre registre, les machinistes qui, tout au long du spectacle, permettent la transformation constante du décor tournant, donc les aspects se renouvellent sans cesse.