Berlioz était fier de Béatrice et Bénédict, dont il louait les mérites, à juste titre. L’opéra-comique, très rarement donné (*), est ici privé de sa dimension dramatique, moins par le choix de la version de concert (encore que d’un statisme d’oratorio) que par celui de confier à un récitant les textes substitués aux dialogues de Berlioz. C’était déjà le cas en 2013, ici-même, avec François-Xavier Roth à la direction. Point ne suffit que Daniel Barenboïm les ait repris pour en justifier l’usage. Cédric Manuel avait eu la bonne idée de nous proposer une approche documentée de Béatrice et Bénédict (Un jour, une création : 9 août 1862, beaucoup de bruit pour rien ? Certainement pas !), aussi nous ne reviendrons ni sur sa genèse, ni sur sa trame.
On connaît le talent du prosateur et sa passion pour Shakespeare. Alors pourquoi toutes les rares scènes qui l’inscrivent à leur programme en défigurent-elles la réalisation ? Livrets modifiés, amputés, réécrits, parfois avec ajouts, seraient-ils devenus la règle ? Nos chanteurs ne seraient-ils que de piètres comédiens (Garnier les doublait en 2016) ? Nous savons bien que ce n’est pas le cas. Quels que soient les mérites d’Eric Génovèse, le récitant, nous restons sur notre faim. Oublions donc ce choix routinier et malencontreux pour nous concentrer sur la musique.
Béatrice, mélancolique et passionnée, d’une farouche indépendance, est confiée à Sasha Cooke, annoncée souffrante. Si son premier duo avec Bénédict en est affecté, elle retrouvera sa confiance dans le second et dans son air « Dieu, que viens-je d’entendre ? ». Le legato, le mordant, la qualité de la diction, réels, n’effacent pas le souvenir de Stéphanie d’Oustrac ou d’Isabelle Druet. Héro est Vannina Santoni, lumineuse, frémissante dans « Je vais le voir », dont l’allegro con fuoco et la cadence sont miraculeux d’aisance, traduisant cette joie exaltée de la jeune amoureuse. Quant à Ursule, on regrette que Berlioz ne lui ait pas consacré un air, limitant sa participation au merveilleux nocturne et au trio des femmes. Beth Taylor s’y montre exceptionnelle : voix ample, égale et profonde, moirée. Ce nocturne, qui clôt le premier acte, justifierait à lui seul la production. Des bois palpitants, des voix fusionnelles, on atteint un sommet.
Les trois compères peinent à exister, y compris Toby Spence dans le rôle de Bénédict, dont les moyens paraissent en-deçà des exigences du rôle, le medium particulièrement. Même s’il vit son personnage, l’effort est manifeste, au détriment de la légèreté, de l’humour, de la froideur feinte. Jérôme Boutillier n’a pas à forcer sa voix pour chanter Claudio. Paul Gay est terne, quelconque en Don Pedro. Les ensembles sont correctement assumés, parfois sans grande conviction (le trio des hommes). L’ajout du personnage caricatural de Somarone à l’histoire que conte Shakespeare ne se justifie que par le chœur « le vin de Syracuse » qui ouvre le deuxième acte. Grotesque, pédant, prétentieux, Julien Véronèse s’amuse manifestement à camper ce personnage dont la partie chantée est réduite à la portion congrue d’un chef éméché.
Le Jeune Chœur Symphonique a été associé à Spirito, préparés par la fidèle Nicole Corti et deux de ses amis. Ils sont exemplaires de précision, de projection, tout est intelligible. Si la chanson à boire, avec ses bouteilles entrechoquées est un beau moment de joie débridée, toutes ses participations sont remarquables, depuis « Le More est en fuite » jusque « Dieu qui guida nos bras », en n’oubliant pas le chœur lointain (12 chanteurs en coulisse) : la réussite mérite d’être soulignée. Une mention spéciale pour « Mourez, tendres époux » (Epithalame), où Berlioz va au-delà de l’« Amen » de la Damnation de Faust, dans sa fantaisie caricaturale.
Mais le plus grand bonheur, assorti de l’émotion la plus juste, nous vient de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, dont la finesse du tissu, les accents et les couleurs – bien que jouant des instruments modernes – sont d’une qualité rare. La direction inspirée de John Nelson, familier de l’ouvrage depuis plus de quarante ans (**), son attention à chacun comme à tous, lui permettent d’impulser cette dynamique aérienne comme somptueuse ou chargée d’humour propre à la partition. En dehors du moment de grâce du nocturne, c’est lui, essentiellement, l’orchestre et le chœur qui resteront dans la mémoire des auditeurs.
(*) La Monnaie et le Capitole en 2017, après Garnier, puis Glyndebourne (en DVD) l’année précédente, enfin Cologne en avril dernier, entre autres, c’est peu, convenons-en
(**) Son enregistrement de 1991 demeure une référence difficilement surpassable