Deux versions de l’histoire de Barbe-Bleue en deux jours, celle de Paul Dukas, dont nous avons rendu compte, et celle de Bartók. C’est l’audacieux défi de l’Opéra de Lyon.
Deux opéras inspirés par le conte de Perrault mis en regard l’un de l’autre. La très noire vision proposée de l’opéra de Bartók (qui de toute façon n’est pas particulièrement gai) ferait apparaître rétrospectivement celui de Dukas presque comme une bluette…
Capture d’écran
De surcroît, autre gageure, Le Château de Barbe-Bleue est présenté dans deux mises en scène, l’une après l’autre. Ambitieux concept : lire cete tragédie de l’amour successivement du point de vue de Judith (c’est ainsi que Béla Balázs nomme son Ariane), puis de celui de Barbe-Bleue. La vision de l’homme sera flatteuse, ou flattée, nous dirions plus lyrique aux deux sens du mots, c’est-à-dire à la fois auto-exaltée et plus musicale, tandis que celle de la femme aura été sanglante, hurlante, atterrée.
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Non seulement, les deux interprétations sont aux antipodes l’une de l’autre, mais elles installent le spectateur dans deux écoutes différentes. La mise en scène n°1 (le regard de Judith) sera si forte visuellement qu’à la première vision, je l’avoue, j’aurai peu entendu la musique. Alors que la seconde (la vision intériorisée de Barbe-Bleue) s’adressera davantage à l’oreille qu’aux yeux.
Au total, une passionnante mais assez éprouvante soirée… Qui amène à réfléchir sur notre manière d’entendre différemment tel ou tel opéra, selon ce qu’on nous offre à voir.
© Opéra de Lyon
Le regard de Judith : derrière le miroir
Une grande jeune femme, longue robe un peu transparente en dessous de laquelle on devine des sous-vêtements (noirs). Elle pousse un miroir et passe au-delà. Un étrange jeune homme androgyne la suit, silhouette de danseur, long fourreau très décolleté et bijoux de strass, il pousse aussi le miroir.
Nous le franchissons à notre tour, pour découvrir un couloir verdâtre, un grand miroir identique au premier sur le mur du fond, et des portes vertes. L’ambigu jeune homme guide Judith, dont les yeux sont bandés, vers Barbe-Bleue qui l’attend en costume sombre.
Alors seulement se fait entendre l’ouverture à l’orchestre, un thème pentatonique aux contrebasses, puis les appels angoissés des bois. Une jeune femme traverse le couloir (une des épouses sans doute ?). Barbe-Bleue prend la main de Judith et l’entraîne.
Le plateau tournant se met à tourner, il ne s’arrêtera plus guère, révélant les pièces du château.
On va découvrir une salle vide (murs rouges, rouge sang) où une femme âgée semble attendre, puis une cuisine sordide (désordre, crasse, trainées de sang sur le frigo, la cuisinière, la machine à laver, les murs). « C’est moins beau que le château de ton père », dit Barbe-Bleue. Judith a l’air heureuse d’être là, assise sur des chaises en plastique empilées, et déterminée à rester. « C’est donc là le château de Barbe-Bleue », dit-elle, « sans fenêtre, sans balcon, toujours sombre »… On entend un cri de femme lointain, les cordes graves suggèrent l’angoisse montant dans l’esprit de Judith.
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Scène de crime
Le plateau tournant va révéler une salle de douche (faïences cassées, lunettes de WC accrochées au mur en guise d’ornements (?), crasse), une chambre (deux lits métalliques et rien d’autre, crasse encore), une autre salle de bain, pas mieux que la première. Décrépitude, laideur, impression sordide. On découvre, outre l’étrange jeune homme, les habitants du château, deux dames âgées en tailleur (des servantes ?), une autre jeune femme, en sous-vêtements, silhouette filiforme, regard de droguée (une autre épouse ?), une troisième qui semble terrorisée (des inserts vidéos la suivent). Un panneau avait prévenu le public : « La présence de scènes à caractère sexuel et de scène de violences physiques ou psychologiques » était « de nature à troubler la sensibilité des mineurs de moins de 16 ans et de certains spectateurs ». On ne s’attendait pas à un songe bleu.
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N’empêche, Judith veut tout visiter, franchir les portes closes des chambres, ces portes qu’elle tente d’enfoncer sur un premier paroxysme à l’orchestre. Elle essaye tour à tour la séduction (cordes ondoyantes) ou la colère pour faire céder Barbe-Bleue. « Donne-moi les clés parce que je t’aime », et dès lors ce seront les cercles de l’enfer qui se révèleront à elle.
On admire l’incarnation du personnage, corps et âme, par Eve-Maud Hubeaux, puissante, violente, intensément dramatique. On connaît la beauté de sa voix, très large, aux graves ardents, mais dans cette lecture ce n’est pas le lieu de sacrifier au « beau son ». Tout pour l’expression. Il en ira de même pour Károly Szemerédy, au timbre superbe, impressionnant de cruauté dans la première partie, de désespoir dans la seconde. Titus Engel, familier de l’œuvre et du répertoire contemporain, exaltera avec un orchestre de l’Opéra de Lyon rutilant de timbres et de couleurs toute la palette sonore d’une partition tour à tour flamboyante, veloutée, grinçante, incisive, insinuante.
Eve-Maud Hubeaux. Capture d’écran
Sur les stridences de l’orchestre, s’ouvre la salle de torture. L’homme semble de plus en plus excité (il a sniffé quelque chose, il mime des gestes obscènes, il ôte sa chemise), les autres femmes sont prises d’hystérie aussi. « Pourquoi veux-tu tout voir ? – Parce que je t’aime » et de montrer à l’homme sa culotte noire où brillent des strass. « Regarde, voilà une source de lumière… ». L’orchestre se fait de plus en plus pressant, et les supplications de Judith aussi.
Barbe-Bleue joue avec un couteau, menace la jeune femme filiforme. « Il est doux de voir le sang frais jaillir de la blessure ouverte… »
Le choix de la dissonance visuelle
Judith obtient trois clés, elle passe dans une nouvelle salle de bains misérable. C’est la chambre du trésor « Des pièces d’or, des colliers de perles, des manteaux somptueux », chante-t-elle assise sur une cuvette de WC. « Tout ce trésor est à toi », promet-il. « Il y a du sang sur les bijoux », dit-elle. Il la gifle violemment. Puis on va le voir brutaliser deux des jeunes femmes alors que l’orchestre ruissellera de chants d’oiseaux, pour marquer l’entrée dans la chambre des fleurs. Il n’y en a bien sûr aucune : on est alors dans l’abominable cuisine sanglante et Judith découvre dans un tiroir des gravures pornographiques.
© Opéra de Lyon
Le spectacle que l’on nous offre alors est en contradiction totale avec les merveilles de couleur et de délicatesse que tisse l’orchestre. « Il y a des roses blanches comme la neige, de rouges œillets resplendissants… » La terreur monte, Judith essaie frénétiquement d’essuyer les trainées sanglantes. Le thème du sang devient envahissant. « Judith, aime-moi, ne pose pas de questions ». L’orchestre hurle, Judith pousse un grand cri de terreur, le jeune homme ambigu passe en bondissant. Simulacre de mariage (on pense au Saló de Pasolini). Cérémonial sanglant. L’homme s’ouvre les veines du poignet, puis celles de Judith, il marie leurs sangs.
Encore une porte, celle qui ouvre sur le lac de larmes, la plus belle séquence de la partition. C’est une des effrayantes pièces carrelées. Trémolos aux cordes, roulements sourds de timbales, arpèges des harpes et du célesta, coulées des clarinettes. Longue lamentation vocale de Barbe-Bleue sur le mot « larmes», (« könnyek » en hongrois). Dans la pièce voisine, violente scène érotique (?) entre deux hommes qu’on n’avait pas encore vus.
© Opéra de Lyon
La mort ou la fuite
« Qui as-tu aimé avant moi ? ». Défilent alors une des jeunes femmes, une deuxième, puis le jeune homme ambigu, la troisième, plus ondulant que jamais. « Etaient-elles aussi belles que moi ? »
L’ouverture de la dernière porte fera déferler des flots d’hémoglobine, Barbe-Bleue égorgeant tour à tour deux jeunes femmes, le jeune homme (âme damnée de Barbe-Bleue ?) exécutant lui les deux hommes (d’ici quelques minutes il sera à son tour sacrifié), tandis que Judith et son maître esquissent une danse amoureuse (solo du cor anglais).
La tension montera impitoyablement, les hurlements des cuivres emmenant le paroxysme orchestral « Tu étais la plus belle de mes femmes », dans un ultime effort Judith reculera jusqu’au miroir et s’échappera, laissant un Barbe-Bleue désespéré et finalement pitoyable « Désormais, il n’y aura plus que la nuit, la nuit, la nuit… » et alors que l’on entendra une dernière fois le motif de trois notes qui aura scandé toute l’œuvre, on verra apparaître du miroir une autre Judith…
On l’aura remarqué : ce qu’on nous donne à voir, la mort des femmes et la fuite de Judith, contredit le livret qui affirme que les femmes sont vivantes et que Judith va être enfermée avec elles. Mais après tout ce qu’on aura vu, on n’en sera plus à ce détail près…
© Opéra de Lyon
Vu par Barbe-Bleue
La version n°2 se déroulera dans le seul couloir, mais un grand écran sur la droite montrera quelques moments de la version n°1, l’une faisant écho à l’autre. La nouvelle Judith (Victoria Karkacheva) est blonde, d’allure sage, en longue robe mordorée. Tout d’ailleurs semble plus sage, les gestes, les phrasés. Barbe-Bleue (c’est toujours Károly Szemerédy, dans un jeu tout différent) est cravaté, giletté, élégant, plus rien du débraillé lubrique de tout-à-l’heure. On est dans son monde intérieur. Seul le bondissant jeune homme est à nouveau là, en robe lamée cette fois-ci. Il coud à la machine entre deux ondulations.
Mais cette sage Judith dit les mêmes mots : « Ton château est si sombre, les murs sont humides. Tes murs qui pleurent, je les sécherai avec mes cheveux, je chasserai le froid de ces pierres ». Le beau timbre, voluptueux et chaud, de Victoria Karkacheva porte en lui quelque chose de tragique, mais Barbe-Bleue donne l’impression de se sentir menacé par elle. Tout-à-l’heure, il était en bourreau, le voilà en victime, abasourdi par l’intensité de cette Judith.
Victoria Karkacheva. Capture d’écran
Une énigmatique petite fille passe, elle enveloppe les poignets de l’un et de l’autre (réminiscence de l’échange de leur sang tout-à-l’heure, mais ici pas de sang). « Donne-moi la clé, parce que je t’aime ». Voluptueuses ondulations d’une clarinette, frémissements des hautbois et soudain hurlements : derrière la première porte, des chaines, des couteaux, des fers chauffés au rouge, dont on parle sans les voir, ni le sang dont ils sont couverts. Tout se passe dans les consciences prisonnières, et l’horreur n’est exprimée que par les stridences de violons et des flûtes
Deuxième porte, c’est la salle d’armes (trompettes). « Montre-moi tout, ouvre-moi toutes les portes ». L’homme sort un couteau, « Il est doux de voir le sang frais jaillir de la blessure ouverte… », mais il n‘est plus menaçant comme la première fois, il semble perdu dans sa solitude.
Le son du sang
Voici la porte du trésor (jubilation du célesta, cordes transparentes, arpèges descendants du cor) « Il y a du sang sur les couronnes », il sort à nouveau son couteau, elle pousse un cri. Il semble désolé de lui avoir fait peur, il la suit, hagard, dans ce couloir obscur, espace mental dont ils ne sortent pas.
Voilà maintenant les lys, le jardin parfumé, elle se drape d’un voile de mousseline « Toutes ces fleurs… » (tout-à-l’heure c’était le moment des images pornographiques). Le sang est toujours là, sur les tiges des roses, on ne le voit pas, on l’entend (toujours cet intervalle lancinant de seconde mineure, leitmotiv obsessionnel).
© Opéra de Lyon
Puis c’est le moment le plus majestueux, la cinquième porte, celle qui ouvre sur les domaines de Barbe-Bleue (fortissimo en ut majeur), rutilance de l’orchestre. Triomphant, il offre ce qu’il a de mieux, « le cours argenté des ruisseaux et toutes ces montagnes au loin ». « Le matin et le soir sont à toi ».
Mais la violence est toujours là, et le couteau, et le sang, il tranche le poignet de Judith exactement au moment où il l’avait fait dans la version n° 1. « Viens, viens, j’attends tes baisers, Judith, embrasse moi ! » Elle hurle « ouvre-moi les dernières portes », il s’effondre, coups de boutoir à l’orchestre, il est à terre, il supplie : « Judith, ne l’ouvre pas !… »
A nouveau les ondulations des flûtes, évocatrices des reflets sur le lac de larmes. « Je vois une eau blanche », dit-elle, « ce sont des larmes, Judith ».
« M’aimes-tu vraiment, Barbe-Bleue ? » Lui, implorant : « Tu es la lumière de ce château, embrasse-moi». Il semble épuisé de douleur. « Qui as-tu aimé avant moi ? »
Savoir, tout savoir
« Judith, ne pose pas de question ». Il n’est que souffrance, secret, silence. Le couloir est plongé dans la nuit, l’homme implore un baiser « Ouvre la septième porte ! » (crescendo orchestral ponctué de coups fatals sur la grosse caisse, trombones, et toujours ces flûtes stridentes).
« Tu l’auras voulu. Elles sont toutes là, celles qui ont été mes épouses ». Il s’appuie au mur, accablé, douloureux, épuisé. Tout-à-l’heure c’était le moment des égorgements. Ici c’est le moment du deuil, du désespoir (plaintes des hautbois, mélopée du cor anglais) « Elles vivent, elles sont vivantes » « Comme elles sont belles, je ne suis rien en regard… » Désespoir de Judith.
Capture d’écran
« La première, je l’ai rencontrée au matin, la deuxième à midi, la troisième au crépuscule, la quatrième je l’ai rencontrée sous la nuit noire semée d’étoiles… Toutes les nuits maintenant sont à toi… Tu étais la plus belle de mes femmes… » Seul moment où les deux voix chantent ensemble. Avant de se séparer à jamais.
Elle sait son secret, elle va rejoindre les trois autres. Fatal aveuglement de qui veut voir trop clair.
Il retraverse le miroir, il reste seul. « Désormais il n’y aura plus que la nuit… » Lugubres tenues des clarinettes et des bassons, aux contrebasses la mélodie pentatonique du tout début.
C’est comme si rien ne s’était passé.