Il y a des jours où l’on se sent particulièrement gâtés par la vie : pensez donc, l’interprète et l’orchestre de l’un des meilleurs disques du moment, concept unique et novateur de combinaisons d’airs de ténors et de barytons, doté en prime de plusieurs premières mondiales, tout cela, non pas sur la chaîne de salon mais en chair et en os au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg ! Après le récital donné Salle Gaveau avec accompagnement piano, c’est avec orchestre et chœurs, à savoir ceux-là même qui ont travaillé sur le CD, que l’on s’apprête à écouter une succession de morceaux de vaillance dont la seule lecture des énoncés donne le vertige. Il va de soi que le tout-Strasbourg lyrique et musical est dans la salle. « Pourvu qu’il y ait des bis », entend-on, alors qu’au vu du programme, on se dit à part soi : « Pourvu qu’il tienne jusqu’au bout, c’est proprement inhumain ! » Des 18 plages du CD événement sorti le 24 septembre dernier et largement fêté sur votre site préféré par un dossier spécial consacré à Michael Spyres, pas moins de 11 airs sont prévus, tous plus exigeants et risqués les uns que les autres, alternant à l’envi les modes d’expression pour un grand écart entre abysses et stratosphère.
© Gregory Massat
D’entrée de jeu, l’artiste lyrique se montre en pleine forme, fort de sa technique impressionnante, d’une diction parfaite et d’une caractérisation subtile qui captent l’attention et mettent en confiance. Il commence avec Mozart et enchaîne avec Rossini, deux compositeurs qui sont fondamentaux pour lui et profondément novateurs. À entendre ce phénomène vocal qu’est notre Américain du Missouri baigné de culture européenne, on a l’impression d’écouter plusieurs chanteurs à la fois, avec chacun une personnalité différente, voire de découvrir la reconstitution, en voix rêvées, de quelques-uns des légendaires interprètes du passé. D’ailleurs, c’est précisément ce que le chanteur tente, à sa manière, de recréer, ce dont il s’explique régulièrement, comme notamment ici, en anglais. Après le grand air du roi d’Idomeneo dont les ornements sont ciselés avec élégance, noblesse et autorité, suivi d’un intermède orchestral (où l’on se rend compte que l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg est à son meilleur, sans doute boosté par le soliste), un air du comte des Nozze di Figaro tout aussi aristocratique et maîtrisé, c’est au tour de Figaro de briller, le temps de nous faire friser les zygomatiques et de nous refaire une beauté sonore. Tout y passe, entre voix de tête qui glisse en poitrine (ou inversement, on en a le tournis et à force, on ne sait plus…), fausset gominé et autres performances de taille. Le public en est tout émoustillé, ce qui est rassurant car non, nous ne rêvons pas et ne sommes pas devant un jukebox ou l’on choisit les morceaux de bravoure les plus délirants : le choix a été fait pour nous, avec malice et intelligence.
Pour se remettre et permettre au factotum de souffler un peu, on continue avec l’Ouverture des Masnadieri de Verdi. Comme souvent, sous la baguette de Marko Letonja, on a l’impression d’entendre l’œuvre pour la première fois, tant les pupitres sont mis en valeur et la partition lue en profondeur. Ce soir, tout particulièrement, le violoncelle solo produit des miracles de douceur et d’émotion. On aurait pu s’attendre ensuite à l’Otello sombre et crépusculaire du maître de Busseto, mais ce sont les vocalises impossibles de l’Otello de Rossini écrites pour l’un de ses interprètes favoris, le virtuose Andrea Nozzari, qui arrivent. La pyrotechnie est merveilleusement mise en valeur par les chœurs de l’Opéra national du Rhin et un soliste, tous épatants. Après une accalmie grâce à l’Ouverture de Giselle, la première partie du programme se clôt avec le redoutable Postillon de Lonjumeau et le célèbre contre-ré envoyé comme à la parade dans ce qui ressemble à une promenade de santé dont le spectateur sort tout de même sonné.
À la reprise, un très beau Prélude où les cuivres sont particulièrement remarquables annonce, curieusement, une version française de Lohengrin, ce qui surprend quelque peu certains auditeurs dans une ville où la langue de Goethe n’est certes pas un obstacle et Wagner se donne en principe exclusivement en allemand. Mais la rareté du procédé et le beau phrasé de ces « Aux bords lointains » réconcilient tout le monde. Sans transition, on enchaîne avec Il Trovatore et c’est un baryton-Verdi d’exception qui se révèle : profondeur des sentiments, sensualité et caresse sonore continue (ce Monsieur respire-t-il, de temps en temps ?)… Puis c’est le retour au répertoire français si cher au baryténor, avec la chanson à boire de Hamlet où sans conteste, le vin dissipe la tristesse de tout un chacun. Puisqu’on est maintenant dans le registre de l’ivresse, autant poursuivre avec Danilo qui se rend chez Maxim, après une Ouverture de Die Lustige Witwe hollywoodienne toute chatoyante de couleurs inattendues. L’orchestre se laisse emporter par Marko Letonja à tel point que Michael Spyres a du mal à se faire entendre, un comble !
© Gregory Massat
Mais ce n’est pas fini. Le baryténor nous offre un Kleinzach irrésistible de drôlerie et de maîtrise. L’œil et l’oreille sont pareillement à la fête et le comédien qu’est notre artiste s’en donne à cœur joie, merveilleux mime. Le public se déchaîne et ovationne puis rappelle frénétiquement le chanteur, alors que le récital n’est pas encore terminé. Car il reste encore les neufs contre-uts de La Fille du régiment. Et comme on peut l’imaginer, Michael Spyres les réussit comme au disque, sans souffrir de la comparaison avec les plus grands, au hasard Luciano Pavarotti ou Juan Diego Flórez. S’il a tout de même l’air un peu fatigué, le chanteur nous gratifie tout de même d’un rappel. Et c’est reparti pour un tour avec un Kleinzach aussi parfait que le précédent. Le public est K.-O. debout… Et tout cela n’est pas encore fini, puisqu’il y a une séance de dédicaces qui suit ! Devant tant de générosité, on ne peut que s’incliner. À la sortie de la salle, les visages sont radieux, les conversations joyeuses et le pas léger. On se frotte les yeux pour croire à ce qu’on vient de vivre.