Réjouissante parodie du conte horrifique de Perrault par Offenbach et ses librettistes, moins souvent représenté et donc moins connu que nombre de ses autres opéras, Barbe-Bleue suscite, plus de cent-cinquante ans après sa création, un réel enthousiasme, dans une mise en scène très mobile de Laurent Pelly.
Tout en donnant l’impression de beaucoup s’amuser, le jeune chef Michele Spotti dirige l’Orchestre de l’Opéra de Lyon avec une subtilité et une précision qui font apprécier tout particulièrement le génie d’Offenbach. L’ouverture ne peut s’écouter que le sourire aux lèvres, tant l’utilisation humoristique des thèmes est mise en valeur par une légère distanciation, sans préjudice de la qualité de l’exécution.
Offenbach, Barbe-Bleue, Lyon 2019 © Stofleth
Plaisante, certes sans la puissance imaginative de La Belle Hélène ou de La Vie parisienne, mais constamment moqueuse et souvent à double sens, l’œuvre amuse et séduit, émeut parfois pour aussitôt retourner l’émotion en plaisanterie. À ce jeu, Laurent Pelly excelle, lui qui a déjà mis en scène dix œuvres d’Offenbach et qui en transcrit avec talent et sans redondance excessive la dimension ludique et l’humour absurde. L’opposition de la chaumière et du palais, dans cette histoire de paysanne que l’on découvre princesse et de prince déguisé en paysan, joue ainsi sur une vision caustique de la vie aux champs, avec tracteur et fumier d’une part, et du protocole du palais royal, avec courtisans et étiquette, d’autre part. Manière de moquer les contes de fées, et ceux qui prétendent nous y faire croire.
Tout cela se double d’un nouveau second degré : pour cette comédie de la ruralité et du pouvoir, des allusions aux émissions de téléréalité comme aux journaux à scandale alimentent une scénographie inventive, ajoutant parfois aux jeux de mots du livret (ainsi, lorsque le roi Bobèche demande qu’on lui apporte le monde, le livret prévoit un globe terrestre ; dans la mise en scène lyonnaise, c’est un exemplaire du grand quotidien du soir que l’on apporte). Elle sera complétée par d’autres références télévisuelles et cinématographiques dans la comédie du voyeurisme qui se joue dans les sous-sols de la demeure de Barbe-Bleue. Mais dans la version d’Offenbach, les femmes assassinées n’ont été qu’endormies puis cachées grâce aux scrupules (ou aux désirs) de l’alchimiste Popolani, et le sinistre Barbe-Bleue, confondu in fine par la paysanne Boulotte, promettra à la fin d’être aimable, tandis que tous reprennent en chœur son refrain « Je suis Barbe-Bleue, o gué / Jamais veuf ne fut plus gai ».
En grand seigneur méchant homme (il y a du Don Juan dans Barbe-Bleue), Yann Beuron fait merveille : méconnaissable avec sa superbe barbe, sa nuque rasée et son manteau de cuir noir, il donne au personnage une présence inquiétante et magnétique, que la beauté de la voix et de la diction rendent magistrale, dans le chant comme dans le texte parlé. Ce qui ne l’empêche pas de bondir et de danser avec une aisance surprenante lorsque, dans la salle où reposent, pense-t-il, les cadavres de ses femmes précédentes, et devant le corps apparemment sans vie de Boulotte, il s’imagine ses futures nouvelles épousailles (« Amours nouvelles, / Changer de belles… »).
Cette qualité d’acteur est d’ailleurs partagée par tous les chanteurs de ce spectacle, et c’est aussi ce qui fait le succès de la représentation. Le ténor Carl Ghazarossian est un Prince Saphir à la voix claire et lumineuse, surjouant à la perfection une forme de candeur qui confine à la niaiserie. En Fleurette, Jennifer Courcier, dotée d’un agréable soprano et bonne actrice, lui donne la réplique dans le même esprit démonstrativement gentillet – un volume sonore plus ample et davantage de projection donneraient sans doute plus de présence au personnage.
Il faut saluer la remarquable prestation de la mezzo-soprano Héloïse Mas qui campe une Boulotte de caractère, comme le prévoient d’ailleurs le livret et la dimension musicale du rôle créé par Hortense Schneider. Il y faut de l’abattage, et Héloïse Mas joue avec un égal talent la paysanne et la bohémienne. La voix est puissante, bien timbrée, sachant se faire tour à tour gouailleuse et lyrique ; la projection est parfaite, et la diction excellente.
Le baryton Christophe Gay, qui avait été un remarquable Raoul de Gardefeu dans La Vie parisienne en 2016, incarne ici Popolani avec beaucoup de verve et lui prête une voix ample et sonore, au timbre flatteur, à la prononciation impeccable. Tout en rendant justice à la présence scénique de Thibault de Damas en Comte Oscar, on regrette de ne pas l’entendre plus distinctement, en raison d’une projection insuffisante et d’une articulation parfois peu compréhensible dans le chant.
Le ténor Christophe Mortagne assume de manière hilarante et convaincante le rôle du Roi Bobèche, avec les mêmes qualités qui le caractérisaient en Roi Carotte sur la même scène en 2015 aux côtés d’un Fridolin XXIV qu’incarnait d’ailleurs Yann Beuron. À ses côtés, la mezzo-soprano Aline Martin est une Reine Clémentine de grande classe vocale, au timbre agréable, moins à l’aise dans la diction parlée mais parfaitement à l’unisson d’une équipe à saluer pour sa cohésion – les cinq femmes de Barbe-Bleue ne sont pas en reste dans le Finale et les couplets du deuxième tableau de l’acte II.
Comme à l’accoutumée, les Chœurs de l’Opéra de Lyon sont excellents, et la mise en scène met en valeur le talent dramatique de chacun, avec cette incessante mobilité déjà évoquée, ce sens du rythme qui est la marque de Laurent Pelly tout autant que de la musique d’Offenbach et de la succession de numéros prévue par les librettistes. C’est là un bel hommage au compositeur à l’occasion du bicentenaire de sa naissance.
* Le spectacle, qui sera donné à nouveau les 21, 22, 24, 25, 29 juin, 1er et 5 juillet, sera retransmis le samedi 29 juin par satellite en simultané sur écran géant dans les 13 villes partenaires de la région Auvergne-Rhône-Alpes : Aurillac, Chamonix, Clermont-Ferrand, Cusset, Fleurie, Issoire, Labeaume, Le Cheylard, Lyon, Montélimar, Usson-en-Forez, Saint-Quentin-Fallavier, Thonon-les-Bains.