Créé à Maastricht en 2011, applaudi à Nancy début 2014, Barbe-Bleue mis en scène par Waut Koeken a passé les fêtes de fin d’année en Pays de La Loire. L’œuvre ne fait pas partie des plus connues d’Offenbach. Elle peut pourtant se prévaloir des mêmes atouts que La Belle Hélène ou La Grande-duchesse de Gerolstein qui lui sont quasiment contemporaines (1864 pour la première, 1867 pour la seconde) : même lieu de création – le Théâtre des Variétés – et donc mêmes moyens mis à disposition des auteurs, mêmes librettistes – les inévitables Meilhac et Halévy, qui sont à Offenbach ce qu’Hofmannsthal est à Richard Strauss –, même interprètes fétiches – Hortense Schneider, José Dupuis –, même volonté satirique, même fantaisie, même ébriété musicale. Le succès d’ailleurs à l’époque fut considérable. Alors pourquoi aujourd’hui cette popularité moindre ? Les raisons sont multiples et les torts partagés. Il semble que l’univers des contes de fée aient moins stimulé l’imagination de nos seigneurs du rire que la mythologie. L’intrigue déjà ne présente pas grand intérêt. L’histoire de Boulotte, bergère nymphomane mal dégrossie, mariée par hasard à Barbe-Bleue et traînée à la cour du roi Bobèche, s’étire sur quatre tableaux sans réussir à captiver. Les personnages secondaires, nombreux comme souvent, font pâle figure, la faute au livret autant qu’à la partition qui ne leur offre pas de numéros saillants. La critique à l’époque reprocha à Offenbach d’avoir composé trop de « petits airs » et une « tendance à reproduire sans cesse les mêmes rythmes ». Certes. On regrette aussi l’absence de dimension parodique. Pas d’usage burlesque d’onomatopées, pas de pied de nez hilarant à Meyerbeer ou Rossini, si ce n’est un maigre « Ran, plan, plan ». Tout juste remarque-t-on les arpèges belliniens qu’égrène l’orchestre dans l’air de Barbe-Bleue pleurant au 3e acte la mort de sa dernière épouse. Pastiche d’opéra romantique, vraiment ? On ne prête qu’aux riches. Surtout manquent quelques-unes de ces pages mélancoliques qui sont le sel de la musique d’Offenbach. Dans Barbe-bleue, on attend en vain ces bouffées de nostalgie qui suspendent l’éclat de rire et, l’interrompant, lui donne son entière signification : la lettre de Metella dans La Vie parisienne ou celle de La Périchole dans l’œuvre du même nom par exemple. L’excès de gaité, la volonté affirmée de s’amuser coûte que coûte ne sont qu’antidotes à l’inexorable fuite du temps. Il y a un peu de Proust dans Offenbach, dans bon nombre de ses opéras bouffes en tout cas, mais pas celui-là.
© Jef Rabillon
Pour ne rien arranger, Il règne sur le plateau de cette production une agitation proportionnelle à l’état d’ivresse musicale, préjudiciable comme toujours en de pareils cas à la dimension comique de l’ouvrage. Des autres écueils qui nuisent aux célébrations offenbachiennes, Waut Koechen en évite au moins deux : la vulgarité et l’actualisation. La grivoiserie ne descend – presque – jamais en dessous de la ceinture et les clins d’œil à l’actualité – malvenus en ce moment – sont heureusement rares. En revanche, l’ajout d’un narrateur prouve s’il en était besoin que l’option est à prohiber définitivement. Le talent de Gordon Wilson n’est pas en cause. Le comédien fait tout ce qu’il peut pour amuser la galerie mais l’histoire de Barbe-Bleue est tellement simple qu’il n’y a pas grand-chose à narrer. L’abus de rimes et de jeux de mots aidant, on en vient à redouter chacune de ses apparitions.
A tout prendre, on préfère l’humeur potache dont fait preuve entre les deux derniers actes Laurent Campellone, le temps d’un numéro d’ivrogne aussi amusant qu’inattendu. Le chef d’orchestre dirige Offenbach avec la même conviction que la musique de Massenet, à l’exemple de ce qu’a pu faire Michel Plasson dans les années 1970. Il a raison. Le rythme reste enlevé mais égal, sans aucune de ces précipitations qui caractérisent des interprétations plus récentes. Sa baguette n’en est pas moins vivace. Si le maestro ne se prend pas au sérieux, le maintien qu’il impose à l’ensemble montre qu’il ne traite pas à la légère une musique censée l’être.
Autour de lui s’égaye une joyeuse troupe d’artistes, tous aussi bons chanteurs que comédiens jusqu’aux choristes d’Angers Nantes Opera retenus pour les petits rôles : Mikaël Weill (Alvarez), Rhym Aïda Amich (Heloïse de Greaudon), Florence Dauriach (Rosalinde), Isabelle Ardant (Isaure), Hélène Lecourt (Blanche), Yael Raanan Vandor (Eléonore). Citer leurs noms est une façon de les complimenter tant leurs courtes interventions supportent la comparaison avec celles des autres solistes. La qualité du chœur et de l’orchestre est, d’une manière plus générale, à porter au crédit du spectacle, tout comme le curriculum vitae des principaux interprètes. Qu’il s’agisse de Loic Félix, ténor rossinien reconnu, qui tire Saphir vers le haut ou de Gabrielle Philiponet, dont le soprano est désormais trop ample pour un rossignol comme la Princesse Hermia. Le couple royal – Raphael Brémard (Bobêche) et Sophie Angebault (Clémentine) – en fait des tonnes. Flannan Obé paraît curieusement intimidé par le rôle du Comte Oscar sans doute un peu grave pour son baryton. Pierre Doyen qui compte à son répertoire Escamillo, Mercutio et Figaro du Barbier de Séville, endosse en revanche le costume de savant fou de Popolani sans l’ombre d’un pli. Il paraît que les caprices de José Dupuis donnèrent du fil à retordre à Offenbach et ses librettistes. C’est sans doute la raison pour laquelle Barbe-Bleue est particulièrement pourvu en numéros. Tant mieux. Mathias Vidal habite le rôle avec une énergie contagieuse qui fait de « Je suis Barbe-Bleue, ô gué » un air de bravoure. Émission moins haute que celle que l’on observe souvent chez les ténors dans ce répertoire, aigus en voix de poitrine et agilité à toute épreuve : pas de doute, ce veuf joyeux est un dur-à-cuire qu’une diction impeccable propulse sur le devant de la scène. Carine Séchaye, en Boulotte, ne fait pas dans la dentelle, qu’il s’agisse d’arpenter le plateau les fesses en arrières ou de balancer ses couplets d’une voix de cantinière. « Salut à tout’ la boutique ! », « Quoi qu’ j’ai donc fait d’ si scandaleux ? » : les débordements syntaxiques du personnage accréditent le parti-pris, sauf à se reporter à ce qu’écrivait le critique Charles Yriarte à propos d’Hortense Schneider, la créatrice de Boulotte : « Elle excelle à faire comprendre ce qu’elle ne dit pas, et a élevé la réticence, l’intention et le sous-entendu à la hauteur d’un art ». De cet art, ici, il n’est pas question.