A Ferrare, la disparition de Claudio Abbado est vécue par beaucoup comme celle du Dieu tutélaire qui avait rendu à la vie musicale locale un éclat endormi depuis longtemps. Sa photographie assortie d’un message exprimant cette reconnaissance accueille les spectateurs dans le hall du Teatro Comunale, qui devrait bientôt porter son nom. Ils sont venus en foule pour cette Cenerentola dont il avait été des premiers à diriger l’édition critique et dont la dernière production in loco remonte à 1991. Dans la crise actuelle du théâtre lyrique italien, il serait vain d’espérer en retrouver les fastes, visibles sur les photographies d’époque. Alors, nécessité faisant loi, les artisans du spectacle ont pallié la pénurie par l’ingéniosité et l’imagination, qui sont après tout les fondamentaux du spectacle. Les décors de Guia Buzzi – une salle de séjour dépourvue aussi bien de cheminée que de charme, à l’image de Don Magnifico et ses filles, et un escalier descendant noblement d’une balustrade pour le palais du prince – vont à l’essentiel. Les accessoires sont assortis dans le minimalisme, divan où se vautre Tisbe, planche à repasser de Cenerentola et étagères métalliques à monter soi-même. Cette sobriété rend compte en tout cas de la peu brillante situation financière qui est celle du beau-père d’Angelina. Les costumes, eux aussi de Guia Buzzi, sont souvent tapageurs jusqu’au ridicule, notamment ceux des deux sœurs ; peut-être celui du prince, qu’endosse Dandini, aurait-il pu l’être moins ? Mais le parti-pris est ironique, peut-être à l’instigation de Lorenzo Regazzo qui signe officiellement la mise en scène, après en avoir tâté depuis des années à titre officieux. Ces tentatives passées et son indiscutable curriculum de chanteur rossinien lui permettent aujourd’hui de proposer une vision tout ensemble personnelle et respectueuse de l’œuvre. Personnelle, son approche des personnages. La frénésie des deux sœurs à l’idée d’épouser le prince ne dérive pas seulement de leur ambition : Tisbe est absorbée dans le magazine Playgirl et passerait bien en revue les mâles de l’escorte du prince. Dandini est aussi porte-flingue, ou garde du corps, ce n’est pas clair, mais le prince, pour endosser la tenue de celui-là, se charge d’un holster et d’une arme, et de nos jours la Campanie ne passe pas pour être une terre de tout repos. Alidoro, lui, sollicite des dons pour une ONG. Quant à Don Magnifico, qui possède l’effigie en pied d’Elvis Presley, il arbore toujours banane, chemise à volants et complet en satin et se « remonte » fréquemment à l’aide d’une fiasque. Il n’est jusqu’à un majordome muet (psychorigide, ultraconservateur ou fétichiste ? les trois ne s’excluent pas, dans son insistance obsessionnelle à proposer inlassablement sur un coussin l’escarpin du conte, remplacé dans l’opéra par un bracelet) ajouté aux personnages. Dans ce rôle qu’il s’est taillé sur mesure, Lorenzo Regazzo semble sorti de The Artist et éveille une foule d’images cocasses, du butler inexpressif de la Famille Adams au maître d’hôtel gourmé à la Anthony Hopkins. Cette invention a priori importune car étrangère aux auteurs ne pèse heureusement jamais car ses apparitions sont brèves, plutôt drôles et insérées finement dans l’action. Elle scelle la réussite de cette approche, qui allie sans couac relecture et fidélité.
Des échos de la création à Treviso l’aspect musical et vocal ne sortait pas indemne. Les interprètes ont-ils fait leur miel des critiques ? Pour cette dernière représentation de la série, dans leur ville, les musiciens ont-ils redoublé d’efforts ? Sans être irréprochable l’ensemble ne manquait pas de qualités. Ainsi, la direction de Sergio Alapont n’est pas exempte d’imprécision, ce qui occasionne par exemple un décalage sensible dans le final de l’acte I, elle se cherche parfois entre lyrisme dilaté et emportement dynamique, mais l’équilibre sonore et les couleurs témoignent d’une sensibilité réelle à la relation fosse-plateau et à la musique de Rossini. Les choristes séduisent par un engagement plein et entier, non seulement vocal mais théâtral, comme par exemple dans les mouvements d’ensemble où ils accompagnent la gestuelle de Ramiro. Chez les solistes, beaucoup de choses intéressantes, que ce soit au point de vue du timbre et de la profondeur, en particulier pour l’Alidoro de Fabrizio Beggi ou le Dandini de Clemente Daliotti, ou l’étendue et le souffle, pour l’audacieux ténor Ly Yuan qui prend beaucoup de risques dans le rôle de Ramiro. Mais ces jeunes interprètes, si prometteurs soient-ils, doivent encore travailler pour atteindre à la maîtrise du discours rossinien. Les sœurs dénaturées, qui semblent échappées de Affreux, bêtes et méchants font la paire grâce à la verve de Caterina Di Tonno et Elisa Barbero. Umberto Chiummo est leur rocker de père ; cet interprète élégant et chevronné respire cependant plus l’excentricité que l’avidité, la cupidité et la fatuité du personnage. Déjà distinguée par le Festival de Pesaro, Chiara Amarù confirme qu’elle a les qualités techniques et vocales pour incarner brillamment Angelina ; sa Cenerentola est peut-être moins fragile que d’autres mais son allure résolue ne nuit jamais à la justesse expressive. Le rondo final lui vaut une belle ovation, elle et Lorenzo Regazzo l’emportant largement aux saluts. On imagine la satisfaction que cet Alidoro réputé a dû éprouver d’être applaudi alors qu’il n’avait pas ouvert la bouche ! Cela fait des années, à la différence de ses confrères qui se sont tournés vers la mise en scène quand leur voix les lâchait, que ce futur Don Magnifico à Vienne rêve d’imposer sa volonté organisatrice aux spectacles auxquels il participe. Ainsi, des velléités aux incursions anonymes puis aux mises en espaces, le voici enfin parvenu à ses fins. Alors, le metteur en scène deviendra-t-il aussi notoire que le chanteur ? Cette Cenerentola pourrait bien l’annoncer !