Souvent annoncée comme son ultime programmation par la direction artistique du Deutsche Oper de Berlin, cette production du Ring, dans une mise en scène de Götz Friedrich, revient cependant une nouvelle fois à l’affiche avec près de cinquante représentations au compteur depuis sa création en 1980.
Il faut avouer qu’avec son spectaculaire tunnel qui s’enfonce dans les abysses de l’arrière-scène, constituant tantôt la voute céleste abritant le Walhalla, tantôt un égout fangeux aux relents méphitiques dans l’eau duquel pataugent les filles du Rhin, cette scénographie fidèle à la narration wagnérienne est de nature à captiver le spectateur. Les scènes mythiques du cycle (descente au Nibelheim, montée des dieux au Walhalla, combat du dragon, chevauchée des Walkyries, embrasement du rocher de Brünnhilde, mort de Siegfried et immolation finale) sont de véritables épisodes picaresques propres à frapper les imaginations.
Même si des effets scéniques exagérément sollicités (lumières stroboscopiques, fumigènes et écrans de tissu) peuvent rompre l’harmonie de l’ensemble, la permanence de ce décor sinistre éclairé d’une lumière souvent sépulcrale contribue à baigner cette tétralogie dans un climat dramatique que ne dément pas une direction d’artistes subtile et toute en retenue.
Le caractère plutôt aseptisé de la mise en scène allié à la sobriété des costumes concourt à rendre cette production relativement intemporelle et explique sa remarquable longévité. Ce sont donc les chanteurs de l’affiche et la direction musicale qui font alors toute la différence d’une programmation à l’autre.
Le principal reproche qui pourrait être formulé à la distribution réunie ici provient de la multiplicité des tenants pour un même rôle.
Ainsi Mark Delavan et Terje Stensvold se partagent la lance de Wotan ; si le premier accentue le caractère velléitaire du Dieu par un jeu étudié, il ne fournit vocalement que le minimum syndical, tandis que le second est un interprète idéal qui habille de sens les longs dialogues dans La Walkyrie. Il est aidé en cela par une remarquable Fricka (Daniela Sindram) dont les intonations fruitées et le timbre riche finissent par rendre le personnage sympathique.
Scénario identique pour Brünnhilde, interprétée par Linda Watson dans la première journée et par Susan Bullock dans les deux dernières. Linda Watson traduit sa longue expérience du rôle par un jeu assuré mais tente de compenser l’usure vocale en allégeant exagérément son chant. Le métal de la voix laisse la place à un vibrato qui évolue vers le gloussement dans les moments les plus tendus. L’absence de mordant et le timbre insuffisamment acéré achèvent de disqualifier la vierge guerrière. Susan Bullock est, elle aussi, vocalement sous dimensionnée pour le rôle en dépit d’un jeu très habité. L’ensemble de son médium reste confidentiel et les aigus forte semblent passer en force. Portons cependant à son crédit une excellente prononciation et un engagement scénique hors du commun.
Pour Erda et Waltraute, les secondes tenantes des rôles (Ewa Wolak et Anne-Sofie von Otter) se démarquent des premières par la richesse de leur timbre ainsi que par la manière dont elles s’approprient les personnages.
Notons dans le prologue la remarquable performance de Burkhard Ulrich enLoge, que l’on retrouve en Mime dans Siegfried.Tant son jeu que son chant en font un interprète de premier ordre qui s’inscrit dans la lignée d’Hans Zednik. Eric Owens campe un Alberich idéal tout au long du cycle tandis que les interprètes des dieux, déesses et autres nixes sont tout aussi à leur aise dans la peau des autres personnages qu’ils incarnent les journées suivantes. Regrettons cependant le choix de timbres trop proches pour les filles du Rhin du prologue, tandis que celles du Crépuscule de Dieux sont irréprochables.
Le duo Siegmund-Sieglinde qui débute la première journée met en évidence les grandes qualités artistiques des interprètes (Peter Seiffert et Heidi Melton). L’intensité de leurs élans fait naître une véritable fièvre lyrique. Heidi Melton est d’ailleurs nettement plus crédible en Sieglinde qu’en Gutrune qu’elle interprète avec moins d’engagement vocal. Quant à Peter Seiffert qui est le Siegmund du moment sur bon nombre de scènes allemandes, son talent ne semble pas le trahir, bien au contraire.
C’est également un Siegfried omniprésent qu’incarne Lance Ryan. Soir après soir il améliore sa performance d’autant que le jeu très classique de cette production n’est pas de nature à perturber son chant. Son émission dénuée de toute rondeur mais admirablement projetée en font un interprète décrié par les uns, adulé par les autres mais, au final, incontournable et recherché. Sa voix claire et dure met en valeur le caractère juvénile et rebelle du héros et ses interventions semblent défier partenaires et orchestre sans effort apparent. Autre interprète remarquable du Götterdämmerung, Hans-Peter König, dont la noirceur de Hagen n’a d’égale que sa force tranquille. La puissance de son appel des vassaux est tout simplement assourdissante alors que parallèlement l’orchestre ne ménage pas ses efforts pour briller de tous ses feux. En effet sous la baguette de Donald Runnicles, l’orchestre de la Deutsche Oper rutile. Le choix de tempi lents permet aux différents pupitres de longues montées en puissance pour aboutir à une saturation sonore souvent délaissée par d’autres chefs au profit de préciosités instrumentales.
Mentionnons enfin la performance du chœur qui rend la tension dramatique palpable et participe à l’emballement final de l’œuvre.
Le mystère de ce tunnel sans fond est levé lors de la dernière scène du Crépuscule des Dieux lorsque les filles du Rhin récupèrent l’anneau dans les cendres du bûcher, la scène soudain se fige et le tableau est identique à celui de l’ouverture de L’Or du Rhin. La symbolique révélée est celle de l’éternel recommencement du cycle, mouvement perpétuel auquel les héros wagnériens pas plus que les marathoniens du Ring n’échappent.