Une soirée parfaite, comme il y en a peu à l’opéra. Grâce à l’entente évidente, visible, audible entre un chef et un metteur en scène-chorégraphe. Idée lumineuse de les avoir amenés à créer ensemble, eux qui ne se connaissaient pas auparavant.
Après l’inoubliable réussite de l’Atys dans la version Christie/Villégier en 1987, reprise et de façon peut-être encore plus belle en 2011, lecture historiciste (décors Grand Siècle de Carlo Tommasi, costumes de Patrice Cauchetier, chorégraphie Francine Lancelot), vision qui à son époque représentait la modernité parce qu’en rupture avec ce qui faisait alors communément, il fallait inventer autre chose.
C’est en somme une tragédie-ballet que proposent à Genève (et bientôt à l’Opéra royal de Versailles) Leonardo García Alarcón et Angelin Preljocaj. Non pas une tragédie lyrique entrecoupée de divertissements dansés, mais une imbrication continue du chant et de la danse. A tel point que les chanteurs dansent (et même parfois le chœur aussi).
Nous disions chant, il vaudrait mieux dire théâtre chanté-dansé. Mais reprenons au début.
Giuseppina Bridelli © GTG-Grégory Batardon
Mycènes et un Japon imaginaire
Atys aime Sangaride, mais Sangaride doit épouser Célénus, roi de Phrygie. Or Atys est aimé de la déesse Cybèle (dont il est le prêtre). La déesse va faire en sorte qu’Atys tue Sangaride. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’il en mourrait de désespoir. Fatalité de l’amour et perfidie des Dieux, c’est une tragédie en cela que les humains (mais les Dieux aussi) sont les jouets d’un destin plus puissant qu’eux.
Le premier décor représente une muraille digne de Mycènes, appareil de pierres énormes que traversent des lézardes (le thème visuel de la lézarde reviendra souvent). Devant ce mur imposant qui fait penser aux tragiques grecs, apparaissent bien vite (car l’ennuyeux et réglementaire prologue a été supprimé et on en est d’emblée soulagé) des silhouettes en noir de, comment dire ? samouraïs-prêtres-acteurs de Nō, longues jupes et cuirasses assez sexy, grandes lances noires, tandis qu’Atys affirme à son confident Idas qu’il « aime l’heureuse paix des cours indifférents ».
© GTG-Grégory Batardon
Le cérémonial des sentiments
On insiste ici sur la présence du décor et la surprise des costumes, venus d’un Japon fantasmé, digne des films de Kurosawa, tant l’aspect visuel est saisissant. Visions de plasticiens, aussi bien les décors de Prune Nourry que les costumes de Jeanne Vicérial. Les danseurs (magnifique Ballet du Grand Théâtre de Genève) seront constamment en scène, dans des tenues parfois japonisantes, parfois dans des voiles et des tuniques évoquant Epidaure ou Olympie, et souvent dans des justaucorps noirs androgynes, jambes et bras nus. La sensualité est très présente et un érotisme chastement diffus.
Le noir et le blanc dialoguent partout, et d’ailleurs plutôt l’écru que le blanc, avec parfois un gris léger (les tuniques de voile).
De drôles de petits chapeaux, dignes de prêtres shinto, des mouvements de groupes unisexes en justaucorps, des silhouettes agenouillées de profil comme sur un bas-relief égyptien, des défilés du chœur qui évoquent des moines zen dessinés par Hokusai, et surtout la construction d’un espace, jeu entre le plein et le vide, tout participe de la création d’un cérémonial des sentiments, majestueux et dépouillé, teinté de sacré.
Une émotion qui saisit
Raffinement, élégance. Tout vise à l’émotion. Beaucoup d’intériorité. C’est du drame vécu par Atys qu’il s’agit. Matthew Newlin l’incarne avec un je ne sais quoi d’affirmé et de fragile en même temps. Dans une tenue grise et noire qui évoque le novice d’un temple, il dit son texte autant qu’il le chante (mention particulière pour son français impeccable, lui qui n’est pas né francophone, et on en dirait d’ailleurs tout autant de l’ensemble de la distribution), on admire la manière dont il le projette, et sa voix un peu âpre ajoute à l’évocation d’un personnage éperdu, pris dans les pièges que lui tend la déesse. Sa prestation physique est assez prodigieuse, il danse en même temps qu’il chante, et habite la scène de sa haute silhouette, avec ce crâne dégarni qui ajoute à son dénuement. Aux saluts, on le verra soulever de terre et embrasser avec effusion Angelin Preljocaj, image saisissante suggérant à quel point le chorégraphe l’aura révélé à lui-même.
Ana Quintans et Matthew Newlin © GTG-Grégory Batardon
Danser sa vie
Il n’est pas le seul à danser ses sentiments. Tous y sont amenés, certains avec une aisance remarquable, notamment Giuseppina Bridelli, qui dessine une Cybèle perfide à souhait, mezzo ou soprano dramatique, vocalement très convaincante dans la tessiture du rôle et imposant dans l’espace un personnage acide auquel on croit. Particulièrement beau, son lamento « Espoir, si cher et si doux » au troisième acte, qui semble préfigurer le « Cruelle mère des amours » que chantera la Phèdre de Rameau.
Ana Quintans, sensible Sangaride, aux notes hautes brillantes, semble parfois moins à l’aise avec les graves (le rôle est peut-être un peu bas), mais elle dessine tout en finesse un personnage pris au piège de la fatalité. Quoi de plus beau que son duo avec Atys au quatrième acte, scène de dépit amoureux portée par les mots de Philippe Quinault, grand expert du cœur humain (« Vous m’aimez, je le crois, j’en veux être certaine, je le souhaite assez pour le croire sans peine »), tandis que les mouvements de leurs âmes sont exprimés par le ballet aérien de deux couples de danseurs au fond du théâtre.
© GTG-Grégory Batardon
Les rôles secondaires ne sont pas moins brillamment tenus : il faudrait tous les nommer mais on remarquera notamment le beau timbre de baryton de Célénus, son vibrato troublant et ses beaux graves (Andreas Wolf) et le ravissant soprano, très fin, de Lore Binon (la suivante Mélisse) et son agile ligne de chant.
L’essence même de l’esprit baroque
On le sait, le spectacle créé au château de Saint-Germain en 1676, et somptueusement monté par Lully, homme de cour autant qu’homme de théâtre, entrecroisait la tragédie lyrique (c’était en somme l’invention du genre) et des divertissements (chœur des Nations, danses des Zéphyrs, ou des divinités des fontaines et des ruisseaux, etc.), tout un apparat interrompant le déroulé du drame. Rien de tel ici. Leonardo García Alarcón n’a pas hésité à faire des coupes drastiques, en somme pour créer quelque chose de profondément baroque : tout s’entremêle, la musique, le théâtre et la danse, et les danseurs souvent sont amenés à traduire par la posture et le mouvement les sentiments qu’expriment (tout en dansant eux-mêmes) les acteurs-chanteurs, et dans ce système de doublage il est assez touchant de voir les mêmes gestes en somme poussés à leur terme par les danseurs, qui réalisent à la perfection des portés que les chanteurs esquissent avec une maladresse qui concourt à l’émotion.
Ana Quintans et Matthew Newlin © GTG-Grégory Batardon
Voluptés sonores
Il est rare d’avoir autant l’impression de voir une troupe d’artistes, non seulement les chanteurs-acteurs, les danseurs, le chœur (comme toujours excellent à Genève, imposant quand il apparait voilé, et à l’occasion entraîné lui aussi dans la danse, mais surtout d’une rondeur, d’une plénitude sonore, d’un équilibre luxueux), mais aussi l’orchestre.
Le son de la Cappella Mediterranea (placée très haut dans la fosse d’orchestre et non pas enfouie dans les profondeurs) est d’un velours extraordinaire, très appuyé sur les cordes basses. Un tapis sensible vibrant, d’une somptueuse onctuosité.
Très souvent, le chant dans Atys procède d’un recitar cantando. Selon le témoignage de Le Cerf de La Viéville, Lully « allait se former sur les tons de la Champmeslé », illustre interprète de Racine. Cette prosodie est ici soutenue par un continuo aux couleurs fauves, violes de gambe, violoncelles, contrebasse, théorbes, basson et clavecin, d’une opulence voluptueuse.
Ces couleurs orchestrales si sensuelles, on les entend, ô combien ! dans l’un des plus beaux passages, l’épisode au troisième acte du Songe d’Atys (stratagème de cette peste de Cybèle pour entrer dans ses pensées) où le temps semble se suspendre, et même s’arrêter. On sent – elle en devient physiquement palpable – la parfaite unité de pensée, de sensibilité, entre Leonardo García Alarcón et Angelin Preljocaj.
© GTG-Grégory Batardon
L’arbre de vie
L’image finale sera d’une saisissante beauté : après qu’Atys aura clamé son désespoir d’avoir dans sa folie fait périr Sangaride (et Matthew Newlin aura été impressionnant de puissance et de vérité), après qu’il se sera donné la mort (ce qui est inouï dans le contexte de l’art classique), il sera transmué en arbre (un pin) par Cybèle. Et l’on verra monter dans les hauteurs des cintres cet arbre, création de Prune Nourry, un arbre évoquant ces écorchés de Raimondo de Sangro ou d’Honoré Fragonard où ne se voient plus que les veines en réseau ou les nerfs du corps humain, symboles glaçants de la fragilité qui est la nôtre.
L’hymne d’Ukraine
Le soir de la première, après un speech du directeur du GTG, Aviel Cahn, très juste de ton, rappelant que les mondes de la culture et du spectacle ne sont pas indifférents aux malheurs des hommes et aux secousses de l’histoire, mais que bien au contraire ils les expriment, on put entendre l’hymne ukrainien subtilement arrangé par Leonardo García Alarcón pour son orchestre baroque. Toute la salle se leva et ce fut un moment de profonde émotion, musicalement très belle d’ailleurs, mais l’essentiel n’était pas là, plutôt dans la solidarité teintée d’effroi et de compassion qu’elle exprimait.
© GTG-Grégory Batardon