Contraint comme tous les théâtres de la planète à baisser le rideau, New York propose le premier e-gala d’opéra jamais organisé. L’instant est historique. La réponse du Metropolitan Opera à la pandémie de coronavirus confirme la pole position de l’institution en termes d’innovation et de prestige. Une quarantaine des plus célèbres chanteurs se relaient depuis leur domicile pour interpréter les plus grands airs d’opéra. Nous voici invités à pénétrer dans le secret de leur salon où chacun s’efforce de relever le défi. Il n’est pas si facile de chanter, à seul ou à deux, devant une caméra qui n’est parfois autre qu’un smartphone.
Certains d’ailleurs n’ont pas pu – ou voulu ? – jouer le jeu. Attendues, les interventions d’Anna Netrebko et Yusif Eyvazov ont été enregistrées auparavant dans des conditions a priori normales et avouons-le, sans le frisson du direct, l’exercice tombe à plat. L’absence de prise de risque ouvre la parenthèse de l’ennui, inévitable lorsque défilent ainsi sans temps mort ou presque, quatre heures durant, les numéros de chant.
Animateur de la soirée, Peter Gelb avait prévenu en préambule : la connexion sera variable selon les lieux de retransmission. De fait, d’une séquence à l’autre, la qualité sonore est inégale et les prises de vues fluctuantes. Le son se coupe à plusieurs reprises, l’image se fige sans que l’on puisse savoir si la défaillance provient ou non de son propre réseau. Nous faudrait-il changer de fournisseur d’accès ? Dans l’impossibilité de se connecter lorsque vient leur tour, Etienne Dupuis et Nicole Car ont dû se poser la question (heureusement, ils parviendront à rétablir le contact plus tard).
Variable aussi l’accompagnement choisi : a cappella, bande sonore, pianiste invité, ou conjoint mis à contribution. C’est ainsi que Yoon Kwon Costello relève de traits de violon une cavatine de Faust baragouinée par son mari, le ténor Stephen Costello, ou que Bryn Terfel délaisse le répertoire wagnérien pour former un duo avec son épouse, la harpiste Hannah Stone. Pas d’inquiétude cependant : le baryton-basse chante « If I Can Help Somebody », une chanson rendue célèbre par Martin Luther King, avec la même vigueur que le monologue du Hollandais. A défaut de conjoint musicien, Erin Morley s’accompagne elle-même au piano. Devinette : quel point commun entre Marie, la fille du Régiment, et la soprano américaine ? La fierté, pour la première de faire partie du 21e et pour la seconde d’être un des piliers du Met. La palme de l’originalité revient à Peter Mattei. L’accordéon se substitue à la mandoline. La sérénade de Don Giovanni a des façons de chanson de rue. On se croirait dans le métro, avant le corona.
Souvent sympathique, cette approche bricolée engendre parfois l’embarras. Est-ce le visage trop proche de la caméra ou le principe de « distanciation sociale » qui nous a habitué à moins de proximité ? Ou encore la gêne que l’on éprouve naturellement lorsque l’on franchit un certain seuil d’intimité. Dans un salon à son image, d’une élégance étudiée, Renée Fleming renoue avec un de ses rôles fétiche, Desdemona (Otello de Verdi). La Maréchale récite une dernière prière. Le spectateur se fait voyeur. Diana Damrau et Nicola Testé nous reçoivent dans leur cuisine avec un « Là ci darem la Mano » entonné entre la poire et le fromage et, comme dans un dîner de famille, les enfants nous rejoignent pour le dessert. Avant de se quitter, on agite la main pour se dire « au revoir ».
Intermède, orchestral – Mascagni, Wagner, Massenet (méditation de Thaïs par David Chan au violon et Yannick Nézet-Seguin au piano) – et choral. « Va pensiero » forcément. L’oppresseur est aujourd’hui invisible et sournois mais le chœur des esclaves n’a rien perdu de sa force symbolique. Musiciens et choristes, enregistrés séparément, sont réunis sur l’écran en un damier au nombre de case variable, selon un procédé avec lequel de multiples vidéos en ligne nous ont familiarisés depuis le début du confinement.
Que retenir finalement de ce gala qui est à l’opéra ce que les e-apéros, à la mode aujourd’hui par la force des choses, sont à la convivialité ? Au lecteur pressé ou dans l’incapacité de visionner l’intégralité du concert, en ligne une journée seulement, voici quelques conseils de zapping :
- « Ombra mai fu » (Serse), en hommage à Vincent Lionti, violoniste récemment disparu, où le regard de Joyce DiDonato, à l’égal de la voix, parvient à créer l’émotion (00:48:45).
- « Rachel, quand du seigneur » (La juive), ne serait-ce que par l’engagement obstiné avec lequel Jonas Kaufmann empoigne les notes. Pour preuve, la manière dont le ténor peine à s’extraire de la musique, une fois l’air terminé. (00 :53:00)
- « L’amour est un oiseau rebelle » (Carmen). Elīna Garanča a le sourire radieux et le rouge à lèvres assorti à la couleur de son chemisier. Sa cigarière, accrochée à la bibliothèque comme une panthère aux rideaux, lui ressemble : belle, captivante, fatale. (01:25:00)
- « Ah, lève-toi soleil » (Roméo et Juliette) par Joseph Calleja, solaire avec derrière l’éclat aveuglant du timbre, des clairs-obscurs et des notes en demi-teintes irisées de lumière. (02:13:15)
- La Romance à la lune (Rusalka) un rien trop appuyée par Sonya Yoncheva, robe blanche ourlée de noir, accoudée à une cheminée de pierre, chandelier à gauche, bouquets à droite – Lilas ? Hortensia ? Qui connaît le langage des fleurs ? Le port de tête, la main sur l’épaule… Tout suggère la diva dont on voudrait les aigus encore plus désincarnés. (02:29:35)
- « A te Cara » (I puritani) par Lawrence Brownlee en une démonstration de souffle à faire boire la tasse à Jean-Marc Barr dans Le Grand Bleu (03:01:00)
- « En vain, J’espère » (Robert le Diable). Lisette Oropesa, après Marguerite dans Les Huguenots à la Bastille, confirme ses affinités avec notre langue et l’écriture ornée de Meyerbeer (03:28:25)
Inégal voire brouillon mais généreux, ce concert, sponsorisé par Mercedes T. Bass et Rolex, fait partie du programme de levée de fonds « The Voice must be heard » destiné à venir en soutien aux artistes du Met. L’urgence de la cause tient lieu d’absolution.