Complet. Alors que les cinémas, théâtres, opéras et autres salles de spectacle peinent à retrouver un public échaudé par la crise covidaire et ses conséquences socio-économiques, le mot fait chaud au cœur. Espèce en voie de disparition, que l’on pensait même éteinte, un quidam en quête de billets présente, en vain, une pancarte aux spectateurs qui se pressent à la grille de Saint-Louis des Invalides. La raison de cette affluence ? Une œuvre contemporaine, le Stabat Mater d’Arvo Pärt, composé à l’origine pour un trio vocal et à cordes, et adapté pour trois voix solistes et orchestre à cordes. Et quels solistes ! Aleksandra Kurzak, Roberto Alagna et Andreas Scholl. Là est d’abord l’explication du sold out. Tant qu’il y aura des grands chanteurs…
Ce Stabat Mater, d’une durée de vingt minutes environ, ne saurait à lui seul occuper le programme – tout comme il n’est pas le seul numéro de l’album récemment commercialisé. Afin de porter la soirée à une durée convenable, six autres pièces lui ont été adjointes, deux instrumentales et quatre confiées à la voix seule de contre-ténor.
On s’interrogeait sur l’effet produit en concert par la musique de Pärt, envoûtante au disque car impalpable. La voilà soudain déposée vivante sur le couffin de pierre d’une église, incarnée dans un premier temps par Andreas Scholl qu’accompagne selon les partitions un effectif variable de musiciens, du duo formé par l’alto de Tomasz Wabnic et le violon de Yuuki Wong jusqu’au Morphing Chamber Orchestra dans sa totalité – une vingtaine d’instrumentistes alors dirigés par Christian Erny, dont l’attention accordée au chant ne doit occulter ni la cohérence, ni l’excellence, ni la précision nécessaires pour animer un discours musical sinon aride à force d’épure.
D’emblée saisit la beauté de la voix du contre-ténor dont la candeur inaltérée est accentuée par le poids des silences. Sous la voûte de Saint-Louis des Invalides s’éploient – ô miracle – des ailes d’ange. On aimerait ne pas être distrait dans son écoute par la présence de l’artiste, fermer les yeux pour mieux planer dans un entre-deux vertigineux – « Suis-je sur terre ou dans les cieux » dirait Raoul des Huguenots. Puis, peu à peu cessent les interférences de l’image. L’œil s’acclimate et l’esprit s’envole aimanté par le pouvoir mystérieux de l’écriture dite tintinnabuli car inspirée par la résonance des cloches.
Loin de rompre l’enchantement, l’adjonction ensuite dans le Stabat Mater des timbres puissamment sexués du ténor et de la soprano porte l’émotion à un degré encore supérieur. Mieux qu’au disque, comme libérées de la contrainte du studio, affranchies des quelques duretés que surlignaient les micros, rayonnent les voix de Roberto Alagna et d’Aleksandra Kurzak eux aussi habités par la grâce, le chant magnifié – si tant est que cela fut possible – par cette musique de l’étrange qui, non contente d’exacerber la beauté du son, exalte la pureté de la ligne pour résoudre une espèce de quadrature du cercle où temporel et intemporel, tangible et intangible, matériel et spirituel enfin réconciliés laissent entrevoir un pan d’éternité.