A l’époque de la composition de Samson et Dalila, entre 1868 et 1877, Camille Saint-Saëns passait auprès de ses contemporains pour un partisan de la musique de l’avenir, un « algébriste ». Le mot était utilisé pour désigner les compositeurs qui privilégiaient la théorie à la mélodie. Faut-il rappeler le jugement, surprenant pour l’auditeur aujourd’hui, du critique Henri Cohen qui à l’issue d’une présentation du premier acte de cet opéra biblique, au Châtelet en 1875, écrivait : « Jamais absence plus complète de mélodie ne s’est fait sentir comme dans ce drame ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si deux ans après, l’œuvre fut créée dans son intégralité non en France mais en Allemagne, à Weimar. La patrie de Goethe formait alors sous l’influence de Franz Liszt l’épicentre de la Wagnerie, avant que Bayreuth n’en devienne la capitale. Paradoxalement, des années plus tard, Camille Saint-Saëns incarnera une forme de résistance parnassienne – ses détracteurs diront pompière – à l’entrisme de la musique germanique.
Tout cela, la direction de Tugan Sokhiev, dans cette version de concert de Samson et Dalila salle Pleyel, l’expose avec une éloquence qui a valeur de démonstration. D’une partition dont l’équilibre est le maitre-mot, le directeur musical de l’Orchestre du Capitole de Toulouse surligne les principaux motifs, cette vingtaine de thèmes qui, selon l’exemple de Wagner, maillent le tissu musical. Pour autant, et c’est en cela que la dimension plastique de l’écriture n’est pas oubliée, Tugan Sokhiev ne se satisfait pas d’une artériotomie qui ferait de Samson et Dalila l’épigone d’un opéra wagnérien. Sa lecture exalte aussi les innombrables teintes dont Saint-Saëns, en adepte de la forme, a colorié son orchestration. Sans complexe, quitte à franchir plusieurs fois la frontière qui sépare le bon goût du kitch. Mais on ne se plaindra pas de ce flot de sonorités déversées comme des jarres de pierreries sur un tapis persan. Parce que l’excès de couleurs est une des composantes de cette école orientaliste à laquelle Samson et Dalila se rattache ; parce que, surtout, ni l’orchestre, ni le chef ne négligent une autre des caractéristiques fondamentales de la musique de Saint-Saëns (et de la musique française en général) : la clarté.
Regrettons alors que la distribution réunie pour l’occasion ne fasse pas plus cas de cette clarté constitutive et que les chanteurs se préoccupent davantage de sons que de sens. Le timbre griffé de Ben Heppner évoque au mieux celui de Jon Vickers, Samson de référence sur scène comme au disque, mais ni la prononciation, ni l’héroïsme du ténor canadien ne sont comparables à ceux de son illustre compatriote. D’une interprétation grisâtre aux aigus étranglés (quand ils ne sont pas craqués) se détache un « air de la meule », dont la neurasthénie correspond mieux au tempérament de Ben Heppner que les nombreux assauts de fièvre qui parsèment sa partition.
Le son, plus encore, est la marque de fabrique de Tómas Tómasson, dont les vociférations laissent à penser qu’il confond le Grand-Prêtre avec Klingsor, et d’Elena Bocharova que le rôle de Dalila ne présente pas sous son meilleur jour : articulation épaisse, voix capiteuse qui s’enivre de son propre bouquet sans que l’on en partage l’ivresse, chant opaque, registres disjoints…
On met dans le même sac la bande des philistins, tous plus brouillons les uns que les autres, à deux exceptions près : l’Abimélech magistral de Nicolas Testé dont l’intervention se réduit malheureusement à quelques répliques et le messager d’Alain Gabriel. Perché en haut des gradins au milieu des choristes, le ténor apparaît comme le héraut d’un chant français qui sans lui n’aurait pas eu droit de cité.
Il est symbolique d’ailleurs que cette leçon d’excellence soit donnée par un membre du Chœur du Capitole de Toulouse. Dans un opéra que l’on assimile souvent à un oratorio, les forces chorales font tout au long de la soirée plus que jouer un rôle majeur. Par la puissance, le souffle, l’inspiration mais aussi l’art des nuances, le style tout simplement, elles occupent ici la première place.